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In the house that Jack built, Dickens, Griffith et la Révolution (par Augustin Talbourdel)

Ecrit par Augustin Talbourdel le 15.12.20 dans La Une CED, Les Chroniques

In the house that Jack built, Dickens, Griffith et la Révolution (par Augustin Talbourdel)

Osons une affirmation qui pourrait surprendre : Orphans of the Storm (1921) est une adaptation cinématographique de A tale of two cities (1859). Allons plus loin : c’est probablement la meilleure adaptation du roman de Dickens. Certes, Griffith s’inspire d’abord d’une pièce de théâtre française d’Adolphe d’Ennery et Eugène Cormon, Les Deux Orphelines (1877), aussi connue à l’époque que le roman de Dickens et adaptée quinze fois à l’écran. Il semble que le cinéaste ait fait ce choix par défaut. À l’origine, Griffith désirait tourner une adaptation du roman de Dickens, chose faite quelques années plus tôt, en 1917, par Frank Lloyd. En tournant Orphans of the Storm, sans doute Griffith avait-il encore à l’esprit A tale of two cities, si bien que le film peut passer pour dickensien, alors même qu’un seul incident du film n’est véritablement tiré du roman de Dickens (II, 7) : l’enfant tué par le carrosse de « Monseigneur », dans le faubourg Saint-Antoine, que Griffith présente comme « an historical incident » dans un carton. Au-delà des nombreuses proximités que l’on peut établir entre le roman et le film, la véritable dette de Griffith envers Dickens réside dans la représentation de la Révolution française.

Le péril bolchevique, notamment l’assassinat en juillet 1918 du dernier tsar de Russie et de sa famille, pousse le cinéaste de Hollywood à réagir pour condamner la révolution bolchevique. Aussi n’est-il pas surprenant de trouver chez Dickens comme chez Griffith les grands mythes révolutionnaires, et notamment ceux propres à 1789. Le romancier et le cinéaste dressent un tableau de l’Ancien Régime sévère, satirique, presque caricatural. Pour autant, la Révolution y apparaît comme fondamentalement violente, cruelle, meurtrière et anarchique, et ceci avec d’autant plus de clarté que les héros sont les premières victimes des injustices des sans-culottes.

En bref, il serait hâtif de conclure à la position contre-révolutionnaire des deux œuvres, d’autant que cela n’aiderait guère à leur compréhension. Interrogeons plutôt le phénomène révolutionnaire en tant que tel, c’est-à-dire dans ses manifestations et ses effets, sans y chercher de cause ou de responsable. 1789 nous apparaît alors comme une tempête, un déferlement des forces de la nature, un tremblement de terre : autrement dit, une révolution cosmique. La vision de Dickens et de Griffith s’inspire directement de celle de l’historien britannique Thomas Carlyle qui, dans son Histoire de la Révolution (1837), décrit cette dernière comme une « rébellion ouverte et violente » qui « s’élance des profondeurs infinies et déploie ses tempêtes, incontrôlable, immense, enveloppant le monde, à travers une succession d’accès de fièvre ». Rien n’est plus fidèle à cette description que le renversement signifié par Dickens et porté à l’écran par Griffith. Il s’agit donc, non seulement d’étudier grâce à une phénoménologie de la révolution ce déchaînement de forces naturelles, mais aussi de discerner le rôle des personnages au sein de cet ouragan et la façon dont leur odyssée respective, tantôt tragique tantôt comique, accompagne ou précipite le torrent révolutionnaire. 1789 ne renverse pas seulement un régime politique mais d’abord un certain ordre du cosmos, ce qui fait de cette opposition, en apparence sociale, une lutte au sein de la nature.

« In the storm » (1)

Dickens et Griffith considèrent avant tout la révolution comme un phénomène naturel, une manifestation de puissances physiques dont on aurait supprimé les causes. Certes, la révolution n’est pas, comme le croit une certaine orthodoxie, « l’unique moisson sous la calotte des cieux qui eût mûri sans avoir jamais été semée » (p.260). Quiconque se dirait surpris par la Révolution, « comme si l’on n’avait rien fait ou rien omis de faire pour aboutir à ce résultat » (p.260), ferait preuve de mauvaise foi ou d’inconscience. Ni Dickens ni Griffith ne nient le nécessaire avènement de ce bouleversement. Pour autant, ils s’y intéressent comme le scientifique s’intéresserait à un séisme ou le prophète à une apocalypse, c’est-à-dire qu’ils admettent 1789 comme un fait inéluctable, une avalanche de violence qu’on ne peut endiguer mais dont on peut contempler le déroulement chaotique et gigantesque. La cause de la tempête est connue par ses effets : « Rien de bon ne pouvait sortir d’un pareil mal, la nature interdisait qu’un début si affreux eût une conclusion heureuse » (p.358).

Le Faubourg Saint-Antoine chez Dickens, comme la Place du marché près du Pont Neuf chez Griffith, donnent à voir un « Paris déchaîné » (p.328) par une furie révolutionnaire grandissante, comme le tremblement de terre qui, s’il est long à se préparer, engloutit une ville en peu de temps (p.199). De même que l’existence calme des deux orphelines, Henriette et Louise, dans une province du Nord, contraste avec l’ouragan parisien qui les attend ; de même les siècles de patience et de souffrance, d’oppression et d’esclavage, contrastent avec la soudaineté et la brutalité de l’explosion. La première partie du roman de Dickens, comme celle du film de Griffith, sert de prodrome aux événements qui suivront. La « vieille diligence cahotante » (p.34) puis la grève et la tempête qui secouent Douvres (p.41) annoncent les bouleversements à venir. Plus encore, le vin qui se déverse dans le faubourg (I, 5) est comme une prémonition du sang qui s’y répandra plus tard (p.242). En somme, « l’heure n’était pas encore venue », mais approchait, et « chaque bourrasque avait beau agiter les haillons des épouvantails, les oiseaux, superbes de chant et de plumage, ne prenaient pas garde à l’avertissement » (p.53). Griffith prépare aussi la tempête à venir, lorsqu’il présente Jean Setain, surnommé « Jacques-Forget-Not », de la façon suivante : « one who will go far and in the journey stormfully cross the orphans’ path ».

Sans surprise, l’« effroyable tempête » (p.238) se déchaîne donc, avec comme symbole commun la prise de la Bastille. Chez Griffith, les parisiens, guidés par Danton – « Danton’s thunder shaking the world » indique un carton –, prennent la prison. Le cinéaste donne à la Révolution une tête, un héros : Danton ; et un traître : Robespierre. Personne, chez Dickens, ne parvient à chevaucher le tigre révolutionnaire – « il s’imagina qu’il aurait assez d’influence pour guider cette Révolution déchaînée » – sinon quelques figures dont le pouvoir ne tient à rien, comme le docteur Manette ou madame Defarge. Autant demander « au Vent et au Feu de s’arrêter » (p.364). Puisqu’il s’agit d’un déferlement de forces naturelles, la Révolution prend aussi l’apparence d’un déluge ou d’un naufrage ; le cosmos tangue à tel point que les lampes se balancent au-dessus des rues (p.243) comme sur une mer agitée. Le fleuve héraclitéen qui suivait son cours au début du roman (p.134) se réveille un « raz de marée », « trois années de tempête » (p.256). La « rumeur de la ville » ressemble à un « flot houleux » (p.280) et la foule emporte tout comme un courant (p.309), aspire tout le monde dans sa « ronde fantomatique » (p.272) de massacres et de violences, ou dans son revers festif : la Carmagnole. La danse révolutionnaire, « that unexplainable wild expression of the mob madness » chez Griffith, fait jaillir les veines du quartier, ce grand corps qui, dans le cas du faubourg chez Dickens, réagit comme un seul homme. Au tribunal, les regards se communiquent d’un sans-culotte l’autre (p.339) et les applaudissements se répandent depuis madame Defarge (p.246). Malgré la méfiance absolue qui règne (p.29), le village agit comme un seul homme et les grands thèmes révolutionnaires sont même personnifiés en la personne de la Vengeance, des cinq Jacques, de madame Defarge, etc.


L’histoire à contre-Histoire

Au sein de ce grand corps que forme le peuple – « crowd » ou « rob » –, Dickens et Griffith introduisent des personnages qui semblent libérés de la masse informe des sans-culottes, le « monstre redouté » (p.177) comme l’élément l’est du cosmos. Cette émancipation romanesque repose d’abord sur l’idée que chaque être humain reste, selon Dickens, un « mystère insondable » (p.33). De même que Darnay se jette dans la gueule du loup lorsqu’il retourne à Paris, de même les deux orphelines sont-elles emportées par la tempête révolutionnaire dès leur arrivée, et le film consiste justement à décrire leur odyssée au sein de cette meute meurtrière et lyncheuse qu’est devenue la foule. La pureté des deux jeunes filles frappent l’œil là où « l’instinct bestial de l’ogre » sert de loi (p.84) et où les têtes ne sont vraiment discernables dans leur individualité que lorsqu’elles sont au bout d’une pique, comme celle de Foulon (p.247). Dans l’imaginaire dickensien, le bruit des pas annonce l’arrivée du peuple et, avec lui, la victoire de la masse sur l’individu. C’est pourquoi Lucie Manette guette l’écho qui lui apporte « le bruit des pas qui viendront tôt ou tard se mêler à notre existence » (p.124). Ceci dit, les pas renvoient aussi à l’épopée des personnages qui, tels les livres I et III du roman de Dickens qui s’ouvrent sur un voyage, rythme le cours du récit. Certains personnages ne font qu’incarner des groupes : de même que « Monseigneur » incarne l’aristocratie arrogante, Jacques et la Vengeance incarnent la revanche populaire. D’autres encore personnifient les différentes attitudes de la Révolution : le cordonnier représente les méfaits de l’Ancien régime et des nobles qui ont détruit le docteur Manette ; la tricoteuse rappelle la violence et la cruauté féminines de madame Defarge.

Devant ces figures révolutionnaires se dressent des personnages, comme l’un se dresse devant le multiple, personnages dont l’histoire individuelle n’obéit pas exactement à l’histoire collective. Comme Henriette dans la tempête et la furie dansante, ces personnages vont à contre-courant et suivent un destin personnel au sein du destin social. Le moment du procès résume assez bien cette confrontation, puisqu’on voit une foule qui se dresse comme un seul homme contre un individu. Comme au théâtre, des acteurs entrent en scène : Defarge et Manette, voix écoutées par les révolutionnaires, chez Dickens ; Danton, orateur à succès, chez Griffith. Deux éléments distinguent l’individu de la masse informe de la foule et lui permettent de résister à cet engloutissement : la mémoire et la volonté. La mémoire, inscrite dans le surnom d’un personnage de Griffith, Jacques-Forget-Not, tient un rôle important chez Dickens en la personne du docteur Manette – lequel apparaît dans Orphans of the Storm comme une réminiscence dickensienne, lorsque « the good doctor from La Force » observe Louise et décrète qu’elle pourrait guérir de sa cécité. Les dix-huit années passées à la Bastille hantent encore le père de Lucie Manette : à certains moments, il sombre dans la folie et se met à réparer des souliers. Ses écrits de détention jouent même en la défaveur de Charles Darnay lorsque madame Defarge les lit devant la foule enragée qui décide aussitôt de condamner l’ancien aristocrate. L’Ancien régime apparaît donc en négatif, c’est-à-dire à travers les souvenirs des personnages que Griffith raconte à l’aide de flash-back et Dickens par des ruptures de temps. Chez le cinéaste, Jacques-Forget-Not a construit son identité sur les souffrances endurées par son père, torturé parce qu’il avait mécontenté – « displeased » – le père de la comtesse de Linières. Dans ses rêves de vengeance, Jacques-Forget-Not garde en mémoire les trois personnages – signifiés par les trois doigts de sa main – qu’il doit tuer pour venger son père et se réjouit lorsqu’il voit revenir le Chevalier de Vaudrey, puisque sa revanche approche. C’est pourquoi la condamnation, et avec elle l’« explosion d’excitation furieuse et de ferveur patriotique » (p.357), signent-elles le dernier acte de l’émancipation du héros à l’égard de la foule.

L’individualité du personnage brille d’autant plus lorsqu’il témoigne d’une volonté autre que celle du peuple auquel il se confronte. Chez Dickens et Griffith, le récit particulier, inséré au sein du récit national, se démarque de ce dernier par sa nature. L’histoire entre les personnages est souvent une histoire d’amour : amour entre Darnay et Lucie, entre le Chevalier de Vaudrey et Henriette. Lors de brefs instants, l’épopée cède sa place à l’idylle, rupture que Griffith rend en choisissant un thème musical particulier lorsque les deux amants sont à l’écran – en l’occurrence, la sérénade de Schubert (D.957). Ces amours sont marquées au sceau de la désobéissance puisqu’une citoyenne ne peut s’éprendre ni protéger un noble ou ancien noble. Les lois de l’amour sont étrangères à celles du peuple furieux qui se nourrit de la haine des uns et des autres. Plus encore que l’amour, c’est l’amour déçu qui rythme les deux récits, puisque Danton est charmé par Henriette et prend sa défense, ce qui lui vaut une remarque de Robespierre, « Women will be your downfall, Danton ». Chez Dickens, l’amour de Sydney Carton pour Lucie le pousse même au sacrifice dans un élan christique non dissimulé par Dickens, qui lui fait dire avec sa mort, ou du moins penser : « Je suis la Résurrection et la Vie, dit le Seigneur, celui qui croit en moi vivra, quand bien même il serait mort (…) » (p.399), phrase tirée de l’évangile selon saint Jean (11:25) et qui revient à deux autres reprises dans le roman (pp.337-338). Cette rédemption conclut le long cheminement de Carton, avocat sans énergie et sans but, à la destinée « boiteuse » (p.111), « semblable à un homme mort au début de sa carrière et dont la vie aurait pu être heureuse » (p.171), sorte de double inversé de Charles Darnay – leur dialogue en témoigne (II, 4) – et qui, du sein de son abjection, sauve deux fois le neveu du marquis de Saint-Évremond et accepte le martyre pour le bonheur de Lucie. Cet acte, que ne peut comprendre la foule meurtrière, conclut le roman de Dickens. Chez Griffith, on assiste aussi à la passion – dans son sens chrétien – d’Henriette qui a tout d’une Jeanne d’Arc. Elle aussi adresse une prière à Dieu : « Thou who hast said », « I am the Light », « Show me the way ». Les « chariots de la mort » la mènent jusqu’à la guillotine et, après une charge héroïque de Danton et un suspense propre aux films de Griffith, elle est sauvée in extremis de la mort.

Le meilleur et le pire des temps (2)

Cette glorification de certains personnages ne doit pas faire oublier, pour autant, que l’origine de la catastrophe révolutionnaire et, par conséquent, de l’intrigue des deux récits, provient aussi des personnages. La proximité la plus frappante entre le roman et le film réside surtout dans le grand nombre de jumeaux qu’on y trouve : chez Dickens, Darnay et Carton, Jerry Cruncher et son fils – « extrêmement semblables » (p.79), à tel point qu’ils sont nommés Jerry père et Jerry fils – ; chez Griffith, les deux orphelines bien-sûr, Jacques et Pierre Frochard. Ces deux derniers se provoquent en duel à propos de Louise, duel dont le plus jeune sort vainqueur. Dans A tale of two cities, on assiste à une lutte au sein même d’un personnage : Carton devant son propre reflet – Darnay – ; le docteur Manette, lorsque M. Lorry utilise Manette-docteur pour guérir Manette-fou. « Qu’elle était étrange à voir, la lutte qui se livrait en lui ! » (p.226). Autrement dit, si l’on pénètre au sein du phénomène révolutionnaire afin d’en connaître l’essence, on découvre qu’il s’agit non pas d’une querelle entre deux groupes sociaux mais d’une lutte au sein de la nature, entre deux frères. Sur le plan strictement religieux, lequel est omniprésent chez Dickens et Griffith, on songe bien-sûr au meurtre d’Abel par son frère Caïn, seconde déchéance après la chute d’Adam et que le cinquième commandement viendra punir. La révolution se dresse donc comme un « hiver » face à l’« été perpétuel [qui] régnait dans l’Éden » (p.152), été qui ne peut être retrouvé, selon Dickens, que par le chemin « qui mène à l’amour d’une femme ».

Dès lors qu’on considère la Révolution comme une lutte interne, les manichéismes chers à Dickens et Griffith disparaissent tout à fait au profit d’un « effort inconscient et aveugle », de « manifestations inconscientes de la volonté » (3), laquelle se renouvelle à chaque instant et se nourrit de cette lutte. Ces formules de Schopenhauer offrent une idée assez fidèle de la Révolution comme expression d’un appétit de la volonté dans ce qu’elle a de plus animal et violent, c’est-à-dire dans son « degré inférieur d’objectivation ». Plus qu’une métaphore, le déchaînement des forces traduit donc une lutte interne : si, sur le plan historique, cette lutte prend la forme des jacqueries et des guerres qui constituent le passé d’une nation, elle s’inscrit dans un plan philosophique plus large, à savoir le combat au sein de la nature humaine pour la conservation de son espèce et sa perpétuation. « Le monde est là aussi qui reflète cette affirmation, avec ses individus innombrables, dans un temps infini, un espace sans bornes, au milieu de souffrances sans limites (…). [C]’est à ses frais que la volonté représente la grande tragi-comédie, et elle est à elle-même son spectateur » (4), écrit encore le philosophe. Dès lors, la Révolution, ses souffrances et ses succès perdent leur caractère exceptionnel et avec eux ses acteurs principaux, qui ne sont que des pantins ballottés par la volonté. Seul Sydney Carton se dresse comme négateur du vouloir-vivre, sacrifié sur l’autel de la volonté à laquelle sans-culottes et tribunaux ne font qu’obéir. Or, par définition, la volonté est insatiable et la vie humaine – dont 1789 n’est qu’une allégorie, gigantesque et monstrueuse par certains aspects – reproduira cette lutte indéfiniment, « comme un esprit du mal qui cherche le repos sans le trouver jamais » (p.28).

Révolution au sein même de la nature, 1789 procède donc à un renversement de l’ordre naturel, celui dont parle Monseigneur – « je mourrai en maintenant l’ordre des choses dans lequel j’ai vécu » – n’étant qu’une des formes particulières de cet ordre qui régnait dans le cosmos. On pourrait d’ailleurs douter de cette suppression de l’ordre de l’Ancien régime, tant l’injustice qui prévalait jusque-là, semble demeurer dans le chaos révolutionnaire plus injuste et cruel que le précédent, dans la représentation qu’en donnent les deux œuvres. Là encore, la nature de l’homme, malgré le changement de régime politique, ne varie jamais : la mère Frochard demeure une « disreputable old scoundrel » qui terrorise son fils ; et Jean Girard, à l’inverse, sauve un enfant en voulant abandonner le sien, signe chez Griffith de « the usual inconsistency of mankind ». Pour autant, si l’on considère la révolution dans son acception première, c’est-à-dire à la fois comme une rupture et un retour, on constate que, chez Dickens comme chez Griffith, le nouvel ordre auquel conduit 1789 a, comme le précédent, ses croyances et ses lois. La religion révolutionnaire a une idole : la Guillotine, à laquelle on rend le culte refusé à la Croix (p.296), « canonisée par la populace » et renommée la « Petite Sainte Guillotine » (p.301), si bien qu’elle incarne la République (p.335). La Carmagnole est le nouvel hymne et l’ordre des choses est bouleversé : un homme n’est plus du même pays que son accent (p.205), les criminels jugent les honnêtes gens (p.305). « Aucune vie d’homme, ici, n’a plus de valeur » (p.323).

On comprend dès lors que le christianisme de Dickens le pousse à considérer la Révolution comme une déchéance de l’homme, déchéance qui date de la nuit des temps : « on eût dit que la Création venait d’être livrée au règne de la Mort » (p.338) et « le Christ aurait pu descendre de sa croix sans qu’on s’en aperçût » (p.149). De même que la faute d’Adam a entraîné l’humanité dans sa chute, de même « l’abominable désordre moral » (p.370) des uns – l’aristocratie – a généré le déchaînement de violence des autres – le peuple. Malgré tout, une rédemption est possible : chez Dickens, elle passe, comme souvent, par le sacrifice d’un homme ; chez Griffith, elle provient de l’acte du « pardon » – dernier intertitre du film. Dans les deux cas, le vouloir-vivre humain abrite une lutte en son propre sein, lutte dont la Révolution n’offre qu’une manifestation parmi d’autres et au cours de laquelle on observe Jack – l’auteur de jacqueries – détruire la maison qu’il avait lui-même bâtie (5).


Augustin Talbourdel


(1) Il s’agit du titre du livre III, « Dans la tempête », de A tale of two cities, Un conte de deux villes, trad. Jeanne Métifeu-Béjeau, Coll. Folio classique, Gallimard, 1989. C’est notre édition de référence. Les extraits du roman sont suivis de la page concernée.

(2) Il s’agit d’une expression tirée du célèbre incipit du roman de Dickens : « C’était le meilleur et le pire des temps (…) » (p.25).

(3) Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, trad. Auguste Burdeau, PUF, 1912, pp. 256-257, § 27.

(4) Ibid, pp. 530-531, § 60.

(5) Expression tirée d’une chanson de nourrice britannique, citée par Dickens p.327.


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A propos du rédacteur

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Étudiant en philosophie, en lettres et en école de commerce, Augustin Talbourdel est rédacteur à Philitt, revue de philosophie et de littérature (philitt.fr).