Impossible Ici, Sinclair Lewis
Impossible Ici, version française de Raymond Queneau, août 2016, 377 pages, 20 €
Ecrivain(s): Sinclair Lewis Edition: Editions de la DifférencePublié en 1935, Impossible Ici (It Can’t Happen Here dans la version originale) est un roman de Sinclair Lewis (1885-1951) destiné à mettre en garde les incurables optimistes, dont la foi en la démocratie toute puissante pourrait devenir aveugle face aux dérives politiques potentielles. L’auteur américain était marié à Dorothy Thompson, brillante journaliste qui parvint à approcher Adolf Hitler dès 1931 et en a retiré de l’effroi. A partir de cette rencontre, elle tenta par tous les moyens journalistiques de mettre en garde les Etats-Unis contre la possibilité que le fascisme (au début des années trente, c’est bien de fascisme qu’il faut parler concernant Hitler) traversât l’Atlantique ; son mari, pour faire bref, décida de mettre sa plume romanesque au service de cette cause en racontant l’arrivée au pouvoir d’un pur démagogue, Berzelius « Buzz » Windrip, dans une Amérique située à peine dix ans plus tard, à laquelle est imposé un pouvoir fort et omniprésent. Ce roman a vocation de sonnette d’alarme, et est présenté comme tel dans une préface qui prend clairement position : ce livre doit être lu comme un avertissement, aujourd’hui encore, puisque « la candidature de Donald Trump qui a d’abord été prise sur le ton de la farce constitue désormais une dérive alarmante ». En bref, la lecture de ce roman devrait être obligatoire pour empêcher l’avènement d’un régime d’obédience fasciste – mais nous passerons sur le fait que le fascisme, ce croque-mitaine convenu, possède une définition historique à laquelle aucun parti politique actuel ne correspond.
Cette fonction d’avertissement, de phare dans la nuit politique, voulue par Sinclair et réanimée par le préfacier Thierry Gillybœuf, est d’ailleurs la limite littéraire de Impossible Ici, roman qui a mal vieilli et qui pêche par un manque total d’inventivité romanesque.
Premier point, puisque ce récit est situé dans le futur proche du moment de sa rédaction, il est un peu dommage que l’auteur ne prenne absolument pas la peine de faire preuve de prospection : certes, il explique la mécanique de la prise du pouvoir par la désinformation, mais n’imagine aucune innovation technologique pouvant, par exemple, expliquer l’accélération du phénomène. Cela va sembler mesquin, mais dans Impossible Ici, le cinéma en tant qu’arme de propagande n’est quasi pas évoqué : tout passe par la presse écrite ! Or, dès 1933, c’est-à-dire deux ans avant la publication du roman de Sinclair, Leni Riefenstahl s’est déjà mise au service du régime hitlérien avec La Victoire de la Foi. Donc, non seulement Sinclair n’imagine pas les années quarante, au point de vue technologique, autrement que dans la stricte continuité des années trente, mais il ne prend même pas acte de ce qui se déroule dans le régime qu’il prétend dénoncer.
Pourtant, le roman dans son ensemble ressemble quasi à une parodie du régime hitlérien, un certain Mac Goblin étant ainsi le ministre chargé de l’information et de la propagande : si quelqu’un trouve que ce nom ressemble très fort à Goebbels, il n’a pas tort. Le reste du roman, en tant qu’il montre l’avènement d’un régime « fasciste » aux Etats-Unis, est à l’avenant : une transposition des événements qui se sont déroulés en Allemagne à l’Amérique. Une milice dépendant du parti politique dirigé par le démagogue devient ainsi un corps de l’armée, institution sur laquelle elle finit par prendre le pas ; la presse perd peu à peu sa liberté et des hommes dévoués au parti dirigent les médias malgré leur incompétence (ou à cause de celle-ci) ; des lois sont votées qui sont censées ramener les femmes au foyer ; le crime est éradiqué de façon extrême, et des « droits communs », des petites frappes, sont enrôlés dans les forces de répression ; les Juifs sont spoliés de leurs droits peu à peu au profit de partisans du parti en place ; n’en jetez plus, ce n’est plus un roman, c’est un papier calque de l’Allemagne hitlérienne posé sur l’Amérique.
Car là est le vrai drame de ce roman, qui montre la résistance d’un certain Doremus Jessup, directeur de journal de son état, à ce régime d’obédience fasciste : quasi rien d’américain, quasi rien de spécifique aux Etats-Unis ne peut s’y lire. Ainsi, le plus frappant est le sort des Noirs, qui sont de toute façon loin d’avoir obtenu les droits civiques au moment où écrit Sinclair, mais sont déjà partie prenante de la vie politique et intellectuelle dans les Etats du Nord : on les voit déchus de leurs quelques droits, priés en gros de quitter la vie publique, mais l’auteur ne s’attarde pas sur leur sort, alors qu’un rien d’imagination, étant donné le passé esclavagiste des Etats-Unis, aurait pu montrer des Noirs une déchéance bien plus brutale et radicale. Que les choses soient claires : les exactions à l’encontre les Juifs, l’antisémitisme d’état de l’Allemagne hitlérienne, tout cela est un fait ; mais c’est de la paresse littéraire que d’imaginer que seuls les Juifs auraient eu à véritablement pâtir de l’avènement d’un régime fasciste aux Etats-Unis durant les années trente, et l’on peut être de bon droit gêné aux entournures de constater que Sinclair s’attache plus au sort des seconds qu’au sort des premiers.
Par ailleurs, puisque Sinclair a voulu écrire un roman destiné à montrer la possibilité de l’avènement d’un régime fasciste aux Etats-Unis, un autre manquement grave est à relever : les fondements d’un tel régime ne sont qu’à peine effleurés. Dans Impossible Ici, le fascisme surgit aussi ex nihilo (deux ou trois références occasionnelles à la crise de 1929, c’est tout) et, plus grave encore, est dépourvu ou presque de tout programme socio-économique, Sinclair s’échinant à mettre dans la bouche de Windrip des promesses grotesques, caricaturales, dont aucune n’est bien sûr tenue. Là aussi, le romancier pèche par paresse : quid des réalisations, effectives et indéniables en toute honnêteté historique, des régimes mussolinien et hitlérien, du moins à leurs débuts et sans pour autant les célébrer ? Sinclair n’a pu qu’en avoir connaissance, mais il se contente de caricaturer le fascisme en une simple excuse destinée à se livrer à la corruption et à la violence ; c’est un peu court, et c’est la grande faiblesse d’une œuvre de circonstance destinée avant tout à horrifier le lecteur sans le faire réfléchir aux tenants et aboutissants de l’avènement de pareil régime autoritaire.
A la même époque, durant les années trente, un autre roman parut, qui se voulait aussi sonnette d’alarme, Inconnu à cette Adresse de Kressmann Taylor ; beaucoup plus bref, il en dit pourtant plus sur la mécanique de l’asservissement à une idéologie, le nazisme, dont elle aussi constate les dérives potentielles dans toute leur sauvagerie et veut en avertir les Etats-Unis. Lu aujourd’hui, le roman de Kressmann Taylor, par son implacable mécanique narrative épistolaire, reste un choc puissant sur le lecteur ; celui de Sinclair Lewis ressemble à une dissertation narrative : « Décrivez les Etats-Unis nazis en trois cent quatre-vingts pages ». C’est un peu court pour en faire le grand roman annoncé par un préfacier dont il est clair qu’il veut transformer Impossible Ici en un gigantesque slogan destiné à épouvanter les électeurs potentiels d’une extrême-droite jamais clairement citée mais clairement visée. Dire d’un roman qu’il est d’une actualité brûlante ne le rend pas tel, surtout avec toutes les faiblesses qu’il recèle.
La dernière d’entre elles pourrait être la traduction : en toute honnêteté l’éditeur annonce en quatrième de couverture « Version française de Raymond Queneau » ; sans même se référer au texte en anglais, connaissant les habitudes de sabrage de l’édition française, la sauvagerie avec laquelle ont été traitées de nombreuses œuvres anglo-saxonnes durant les années trente, quarante et même plus tard (voir les manières très cavalières de la Série Noire de Duhamel), on peut se douter que le lecteur francophone n’a accès qu’à une partie du texte de Sinclair Lewis. Peut-être une nouvelle traduction, complète, deImpossible Ici, aurait-elle rendu justice à ce roman et permis d’en goûter tout le suc ; il est regrettable que cet effort de traduction n’ait pas été réalisé pour un roman pourtant présenté comme essentiel et réédité en grande pompe. Question embarrassante : c’est rééditer une œuvre littéraire, ou poser un geste politique, que désirait l’éditeur ? Les deux ne sont pas incompatibles, mais le second sans le premier est quelque peu vain.
Didier Smal
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