Rouge impératrice, Léonora Miano (par Laurent LD Bonnet)
Rouge impératrice, Léonora Miano, Grasset, août 2019, 608 pages, 24 €
Ma trop brève histoire d’amour avec Léonora Miano
Chère Léonora Miano,
Cette lettre pour vous informer que je vous quitte. Notre histoire d’amour s’arrête là. À la page 54 de votre nouveau roman, Impératrice Rouge, que vous avez voulue histoire d’amour « qui marche avec un type qui est beau qui a réussi ses objectifs, avec un type qui ne ment pas, qui fait ce qu’il dit, un type que vous n’avez encore jamais rencontré » (1).
Vous l’avez située dans un contexte géopolitique anticipé, l’année 2124. Autant dire demain, dans une Afrique unifiée (Le Katiopa) où les Fulasi (Français) viennent se réfugier.
Léonora, comment vous dire à quel point cette idée de porter un regard critique inversé sur le nationalisme français, ses dérives passées et contemporaines, sa domination épistémologique toujours présente m’intéressait de très près. Ce sont des thèmes qui me sont chers. En tant qu’homme et en tant qu’auteur. L’envie de vous lire offrait donc à mon premier regard sur cette œuvre une énergie puissante, empreinte d’une curiosité qui ne demandait qu’à se muer en émerveillement, car je vous lisais pour la première fois.
Oui je l’avoue, j’étais vierge. Position fragile, on le sait. Comme celle, double et ambiguë, d’auteur et de lecteur, dont je tente ici de résoudre le dilemme en laissant s’exprimer leurs deux voix.
En tant qu’auteur, j’écris ici pour La Cause Littéraire. Dans cet esprit je me dois d’informer, faire découvrir, guider, expliquer, montrer un peu, et beaucoup servir. Cette position est difficile. Car je ne connais que trop le job d’auteur. On écrit de bonnes et moins bonnes pages. Une œuvre par essence est inégale. On transpire, on souffre, on jouit, on recommence et on se demande à quoi bon, avant d’y revenir tout le temps habité du même élan. C’est notre fameuse table de travail. Incompréhensible envie pour qui n’est pas atteint de ce besoin « d’y aller ». Léonora, j’éprouve la plus grande admiration pour ton projet, humain et politique, porté par ton écriture. Je l’ai suivi depuis le début où le mien était en gestation. Tu l’abordes de manière ludique. Pas surplombante. Il y a là un souci éthique que je respecte au plus haut point. Ton existence est utile à la progression des consciences. Tu es une voix. Le mode anticipatoire que tu utilises bouscule, décale, oblige l’esprit à se repositionner. Et je continuerai à te suivre. Maintenant que je t’ai enfin découverte.
En tant que lecteur, j’ouvre un livre pour ressentir et « partir ». C’est là mon seul regard. Il sera donc honnête avec vous ; il sera celui de ce type qui ne ment pas, fait ce qu’il dit. Ainsi l’aurez-vous rencontré au moins une fois.
Léonora, ces cinquante premières pages n’ont pas fonctionné. En voici les raisons :
Mon point de vue : Il ne concerne que le déplaisir du premier chapitre. Et un saut au hasard à la page 273, pour vérifier si cet état allait continuer. Si je suis donc honnête, je dois reconnaître que peut exister une magie qui se révèle après la page 53. Je n’ai pas su la trouver avant, j’en suis désolé. Mais je suis ainsi fait : j’aime qu’on me conquière au premier assaut.
La convention : Fabienne Pascaud (Télérama du 23/09), qui n’a pas lu votre roman puisqu’elle le taxe de récit de science-fiction en ânonnant les éléments de langage du service presse, commet une erreur en voulant « servir la soupe ». Elle inquiète inutilement votre lectorat. Et c’est dommage. Car vous avez écrit un roman d’Anticipation et non de Science-fiction, puisque la technologie et les sciences ne fondent pas l’argument principal auquel vous nous demandez d’adhérer. Vous anticipez sur de profondes mutations sociales, politiques et climatiques, qui ont bouleversé l’humanité. Vous en contez les conséquences en Afrique subsaharienne en 2124. Et c’est là que mon imaginaire a commencé à peiner. Il n’a pu croire ! Croire que l’incroyable bouleversement géopolitique que vous suggérez puisse se dérouler dans les cent prochaines années. Puisque pour parvenir à ce Katiopa réunifié de 2124, il faudrait, calcule-t-on assez vite, que le processus commençât aujourd’hui ! Mais pourquoi calculer ? me direz-vous, laissez-vous faire ! Eh bien non. Impossible. Certes, l’hypothèse géopolitique romanesque est probablement fausse, mais qu’importe ! Philip Jose Farmer (Le monde du fleuve) ressuscita l’humanité toutes époques confondues sur les rives d’un fleuve… Convention d’autant plus facile à investir qu’elle se situait dans un futur très lointain, si lointain que notre esprit était incapable d’estimer l’invraisemblance possible…
Or dans ce temps trop court que vous m’avez présenté entre aujourd’hui et 2124, est venu se glisser mon premier doute, mon manque d’adhésion. Ah Léonora ! Que ne m’avez-vous emmené avec vous en 2524 ! J’aurais délaissé ma part de rationalité, trop grande sans doute je l’avoue… Et je vous aurais suivie. Au lieu de rester là, neurones oniriques plantés dans ma connaissance d’une certaine réalité géopolitique en Afrique subsaharienne.
Trop proche dans le temps donc, ce Katiopa, pour y croire. Mais cela n’a pas suffi à renoncer. J’allais forcer mon esprit à adhérer – on fait bien ce genre de chose par amour – lorsqu’est venue la suite de mes tourments :
La narration : Vous écrivez en style indirect et quasiment sans dialogue. Cela c’est vous, auteure. Voyant que tout le roman s’écrivait ainsi, je n’ai pu m’y résoudre. C’est mon choix. D’autres aiment. Et l’adhésion à un style est encore une histoire d’amour. Ça ne se discute pas. Mais là encore j’aurais pu, par amour du propos, tenter le coup…
Ma vraie peine vint d’ailleurs :
D’abord des difficultés à comprendre l’exposition des personnages et des situations : Vous m’avez forcé à jongler avec des points de vue narratifs qui se succèdent brutalement sans jamais me guider. L’échange de regard, par exemple, « si long que la demi-heure s’y amenuise », entre Zama et La femme rouge, pages 48 et 49, est à ce sujet très démonstratif. Ainsi que pages 24 et 25, la scène du marché où je me suis perdu. Aussi ai-je sombré dans l’incompréhension à plusieurs reprises, sans cesse obligé durant cinquante pages de produire un effort pour comprendre ce que vous tentiez de me dire, d’imager, de me montrer, et pire, de me faire comprendre.
Ensuite vous m’avez fait beaucoup de mal. Quel manque de confiance Léonora ! Pourquoi me sous-estimez-vous ? Pourquoi vous croire obligée de m’expliquer « qu’elle promène son regard dans la pièce pour en examiner le contenu » ? (page 30). Suis-je bête ou quoi ? Léonora, Bon Dieu, si la femme rouge promène son regard dans la pièce. Mon imaginaire a déjà fait le chemin tout seul ! Il connaît l’intention de ce regard. Et quand Léonora Miano écrit ça, c’est comme si elle me suggérait : « Eh, imaginaire immature de lecteur ! regarde la femme rouge qui promène son regard dans la pièce. Oui ? Eh bien moi, Léonora, je vais t’expliquer pourquoi elle le fait. Attends 1 seconde… Je pose un espace… Et je dévoile la raison de ce regard : et voilà, c’était pour en examiner le contenu ! Surprise ! ».
Mince, Léonora, vraiment votre sous-estime m’a chagriné !
Comme dans ce cas, page 273.
J’ai renoncé après cela.
Votre construction de mon image mentale : Scène entre Ilunga, le Refondateur du continent, et sa femme Seshamani :
Ilunga marcha derrière Seshamani, à son rythme, la laissant ralentir, s’arrêter se retourner, excédée. Il n’était même pas en colère. Quand il la rejoignit, elle passa le pouce sous l’anse de son sac à main, geste qui traduisait de sa part une intense nervosité. Puis elle se croisa les bras sur la poitrine. Elle ne voulait pas être embrassée. Je t’écoute dit-il simplement. Il était venu pour cela, ne parlerait que quand elle estimerait avoir fini. Elle avait écarté les jambes à la manière d’un cowboy prêt à dégainer. Le silence d’Ilunga la désamorça. Ce qui perturbait tant Seshamani – elle faisait des tours sur elle-même en le disant – c’était de ne rien avoir prévu pour…
J’en suis resté pantois… Comment vous dire à quel point, par exemple, ce fut difficile en dix mots, de passer brutalement de l’image « jambes écartées comme un cowboy » à « elle faisait des tours sur elle-même en le disant » ? Encore obligé d’interrompre la fluidité de ma lecture pour reconstruire l’image. Désolé ça ne fonctionne pas. Je veux bien que l’ellipse devienne une pratique générale des scénaristes de série. Mais en lecture, cela choque, égare, interrompt.
Hélas toutes ces difficultés ressenties m’ont semblé, en feuilletant la suite au hasard, devoir se répéter. Ce qui n’enlève rien à d’autres qualités probables du roman : scénario, dramaturgie, valeurs induites… que je me garderai bien ici de commenter. J’aurais trop peur d’avoir à les apprécier, et regretter que votre écriture, si elle est identique au premier chapitre, m’ait empêché d’y accéder.
Enfin des confidences : Après avoir annoté votre roman, de tous ces heurts qui m’ont réveillé en pleine nuit, me suggérant que j’étais peut-être atteint de troubles cognitifs, j’ai voulu vérifier avec d’autres écritures : non… Tout allait bien. J’ai vraiment fait cela ! J’ai ensuite demandé à une amie, relectrice sévère, de me donner son sentiment : le retour fut identique au mien sur ces passages.
En conclusion je vous quitte à l’issue de ce premier chapitre, empreint du sentiment que l’affaire « style et histoire », ce vieux débat de la littérature, est encore une fois revenu sur la scène de mes lectures. Je ne parviens pas à les dissocier. L’un sans l’autre, décidément s’affadit.
Mais je reviendrai peut-être… Oui, je reviendrai ! Tout de même, vous m’avez donné envie de rester en veille sur ce que vous écrivez.
L’auteur à présent :
Léonora… Ne disposant d’aucune des légitimités que confèrent les recettes du succès concoctées par nos entrepreneurs en littérature, ces magiciens en fabrique de la notoriété, je vais donc te poser la question que m’autorise une autre légitimité, celle inviolable, qu’offre un long et acharné travail d’écriture depuis dix ans. Seule voie offerte à ceux qui ne sont pas issus du sérail littéraire. Et c’est ton cas je crois.
Voici ma question : Dis-moi, ces fameux fantômes, ces relecteurs indispensables à notre écriture, car nous en avons tous, et tous en ont eu, oui dis-moi Léonora, que foutent ceux de ta maison ? Ils sont mal payés ou quoi ? Pas assez nombreux ? Ils délèguent ? Ils bâclent ? Ils n’osent rien dire ? On leur dit de la fermer ? Je ne comprends pas… C’est quoi le problème ? Et les autres, avant, dans ton entourage ? Que louangent-ils en toi, à te laisser partir au feu aussi mal équipée. Il n’en est donc aucun qui tenta pour toi l’expérience du gueuloir de Flaubert : « Les phrases mal écrites ne résistent pas à l’épreuve de la lecture à voix haute ; elles oppressent la poitrine, gênent les battements de cœur, et se trouvent ainsi en dehors des conditions de la vie ».
Mince Léonora ! Tu mérites mieux que la compagnie d’infatués flatteurs. Bien mieux… Infiniment mieux !
Voilà, c’est tout. Je dois te laisser maintenant, et retourner à ma table d’écriture. On parle de tout ça autour d’un verre quand tu veux. Au Togo ou ailleurs, au cours d’une de nos escales. Écris bien. Sois bien. Et sois certaine d’une chose : une part de tes tourments nous appartient à tous. J’en suis solidaire. Comme Julien Gracq dont je t’offre cette pensée :
« C’est sur cette adhésion donnée dans le secret du cœur que se fonde la prise d’un écrivain sur son public, la “société secrète” qu’il a peu ou prou créée, sur laquelle il n’a que de très vagues indices, et qu’il ne dénombrera jamais (heureusement). C’est par elle seule qu’il est ; s’il est quelque chose. C’est là toujours que reviennent s’agacer ses doutes, quand il s’interroge sur le plus ou moins fondé de l’idée singulière qui lui est venue d’écrire ; il intéresse, ce n’est pas douteux, il a un public, une “situation”, on parle de lui, il reçoit des lettres, des coupures de presse – qui sait, il gagne peut-être même de l’argent (que de fantômes obligeants, et remplaçables, autour de sa table de travail, pour rassurer), mais là n’est pas la question…
Laurent LD Bonnet
(1) Vidéo promotionnelle. Les Inrockuptibles.
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