Ils vivent la nuit, Dennis Lehane
Rivages Ils vivent la nuit (Live by night) Trad (USA) Isabelle Maillet mars 2013. 525 p. 23,50 €
Ecrivain(s): Dennis Lehane Edition: Rivages/Thriller
Le dernier Dennis Lehane est une sombre et âpre traversée de la nuit urbaine. L’auteur a choisi avec intelligence de situer son histoire bostonienne – on ne quitte jamais vraiment Boston et la Mystic River avec Lehane – en 1926, au temps de la Prohibition, c’est-à-dire de la naissance du gangstérisme « moderne », fait de réseaux, de bandes et de guerres de territoires. En plaçant son roman dans cette époque, Dennis Lehane délivre un message à l’attention des amateurs de polars : je me place là à l’éclosion même de ce qui va être la littérature américaine la plus créatrice des temps modernes, le roman noir.
Cette position réflexive est la marque récurrente de ce livre énorme et stupéfiant. Lehane ne se contente pas d’écrire un immense livre noir, il se regarde écrivant un immense livre noir. Il pense son écriture comme écho de tout ce qui s’est écrit dans le genre. On est presque en permanence dans l’exercice de style : vous en voulez du violent, du sombre, du désespéré, de la solitude urbaine, de la trahison, de la haine ? Eh bien vous allez en avoir ! Et avec le talent époustouflant qu’il met ici en œuvre, avec une maîtrise rarement atteinte, il nous déploie un tableau urbain qui vire à l’épopée noire, nous emportant dans une lecture tendue et passionnante.
« Ils vivent la nuit » marque une rupture avec les thrillers à intrigue qu’étaient les derniers Lehane, Mystic River ou Shutter Island. On revient plutôt au cœur du roman noir, dans l’histoire du crime organisé. Les lecteurs de Lehane se rappellent sûrement « Un pays à l’aube », fresque bostonienne déjà située à la même époque. Le héros en était Danny Coughlin. Le héros de « Ils vivent la nuit » est son plus jeune frère, Joe Coughlin. Ascension et chute d’un jeune caïd au royaume de bandits psychotiques. Le voyage que nous offre Lehane est suffocant et nous mène, au-delà de l’histoire de Joe, dans une fresque de la face la plus sombre de l’histoire des Etats-Unis, avec sa violence inouïe, son cynisme social, son racisme dévastateur :
« En fait d’émeute, ç’a été un vrai massacre, Joe. Les Blancs ont abattu ou brûlé vifs tous les noirs qu’ils voyaient : les gosses, les femmes, les vieux – ils ont tiré dans le tas. Et tous ces bras armés c’étaient ceux des notables, des membres du Rotary Club et des fidèles à la messe du dimanche … Pour finir, certains ont même survolé le quartier dans des petits avions agricoles pour lâcher des grenades et des bombes artisanales. Quand les Noirs sortaient des bâtiments en flammes, les Blancs les cueillaient à la mitraillette. Ils en ont fauché des centaines. »
Le séjour de quatre ans de Joe dans la prison de Charlestown constitue une sorte de point d’orgue dans la gamme de l’horreur, un voyage au bout de l’enfer, un inventaire de ce dont les hommes sont capables dans le sadisme et la folie. En écho aux destins individuels, c’est bien l’histoire des USA encore qui obsède Lehane quand il fait trembloter puis disjoncter les lumières de la prison à l’heure où passent à la chaise électrique deux anarchistes italiens. Leurs noms ? Sacco et Vanzetti !
Quelle est la place d’une histoire d’amour dans ce cadre effroyable ? Celle d’un contrepoint naturel. On pense aux grands classiques : le Chandler de adieu ma jolie, le Goodis de La lune dans le caniveau. La relation amoureuse est toujours dite dans sa tension, son intensité aussi peu soutenable en fin de compte que la brutalité et la mort. Les « fragments d’un discours amoureux » sont sans cesse ici des holophrases – mieux encore, des silences lourds où la douleur tient lieu de lien.
« A l’arrière du scout car, alors que le parfum piquant des agrumes cédait la place une fois encore aux émanations nauséabondes d’un marécage, Graciela soutint son regard sur plus d’un kilomètre, mais aucun des deux ne reprit la parole avant d’atteindre West Tampa. »
Ils vivent la nuit est – déjà – une éblouissante fresque visuelle. On imagine le chef-d’œuvre possible sur grand écran. Ben Affleck s’est précipité pour acheter les droits. En attendant, si vous ne lisez qu’un livre noir cette année jetez vous sur cet opus, un chef-d’œuvre du maître.
Leon-Marc Levy
NB : Vous verrez souvent apparaître une cotation de Valeur Littéraire des livres critiqués. Il ne s’agit en aucun cas d’une notation de qualité ou d’intérêt du livre mais de l’évaluation de sa position au regard de l’histoire de la littérature.
Cette cotation est attribuée par le rédacteur / la rédactrice de la critique ou par le comité de rédaction.
Notre cotation :
VL1 : faible Valeur Littéraire
VL2 : modeste VL
VL3 : assez haute VL
VL4 : haute VL
VL5 : très haute VL
VL6 : Classiques éternels (anciens ou actuels)
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