Il n’y a pas de grand remplacement, Hervé Le Bras (par Martine L. Petauton)
Il n’y a pas de grand remplacement, Hervé Le Bras, Grasset (essai), mars 2022, 128 pages, 14 €
Hervé Le Bras est un de nos plus notables démographes, un des plus doués, qui plus est, pour expliquer sa science à tout un chacun dans articles et autres médias, la mettre à notre portée, ce qui honore l’enseignant qu’il est. C’est la même démarche – fondamentale – qui semble avoir motivé cet opus où tout est dit, expliqué, démonté, puis reconstruit, pour aboutir à ce petit moteur démocratique qui marche tout ce qu’il y a de mieux.
« Ce ne sont pas les migrations qui mènent au “grand remplacement”, mais ce dernier qui permet aux politiques de propulser la question migratoire sur le devant de la scène… en un édifice fantasmatique ». Constat de départ.
Notre cerveau fonctionne avec des connaissances, des sources vérifiées, une appétence naturelle au savoir scientifique, mais fabrique tout autant, au rebours, de croyances. A force de lire, écouter en boucle les croyances, on finit tout simplement par les croire dur comme fer, surtout si cela donne sens et conforte les peurs. Ainsi, un sondage de 2001 accouchait – quand même ! – de 61% de oui à une question posée sur la possibilité de « l’extinction des populations européennes blanches et chrétiennes suite à l’immigration musulmane provenant du Maghreb et de l’Afrique noire »…
En démographie, tout est dans les chiffres ; encore faut-il savoir les comprendre et les lire, ne pas entendre par an si c’est en 50 ans. Le démographe Joseph Grimblat a posé pour l’ONU au début de notre nouveau siècle le concept phare du nombre annuel de migrants nécessaires au maintien d’une population jusqu’à 2050, compte tenu de la fécondité ; la France se situerait à 40.000 migrants par an, soit beaucoup moins que le rythme actuel. Et Le Bras de faire remarquer que, si le remplacement n’est pas un souci, celui de nos retraites demeure, au regard du vieillissement de la population : il faudrait beaucoup plus de migrants ! on a donc la représentation qu’on veut des populations qui alimentent nos peurs, de leurs mouvements et ces représentations n’évoluent pas, car derrière ce « remplacement » tant craint, il y a la peur de la foule, du nombre, de la masse qui étouffe et tue ; peurs de populations vieillies qui ne peuvent que succomber devant de jeunes rameaux ; animal, un peu tout ça ? Sans doute, mais solidement ancré dans les imaginaires. On se souvient peut-être de cette couverture illustrée d’une femme voilée, du Figaro magazine en 1985, et de cette terrible question : « serons-nous encore français dans trente ans ? ». La population du Maghreb était alors annoncée à 111 millions d’habitants, la France à 54 millions ; car la projection est un autre outil essentiel de la démographie, ce rythme, cet autre, ces courbes. Et bien voilà un champ conséquent erroné dans l’esprit des tenants du remplacement : la fécondité a beaucoup baissé chez les populations en provenance d’Afrique, tandis que notre fécondité a monté : en 2015, nous sommes à 65 millions et le Maghreb 85 ; difficile d’atteindre ainsi le remplacement.
La mémoire historique n’est pas à négliger dans l’emprise du concept ; fort utilement, le livre balaye la période s’étendant de la guerre de 70 à celle de 14 : France se dépeuplant face à la force de la Prusse : « les cinq fils pauvres de la nation allemande viendront facilement à bout du fils unique de la nation française » (1891), peur qui restera vivace jusqu’en 1940 et sera une « explication » de la défaite, notamment par Vichy. Clair et passionnant, ce qui n’empêche nullement la précision scientifique, Hervé Le Bras distingue le concept d’invasion – petits groupes mobiles en supériorité militaire – qui draine lui aussi des peurs, du concept de remplacement – un peuple en remplace un autre – remplaçants, remplacés. Or, « nos » immigrants sont pacifiques, d’origines multiples et pas seulement africains (nombre d’entre eux sont issus des pays de l’UE). Dans les écrits – Le Bras fait une lecture appliquée de Renaud Camus, le mentor de Zemmour et de ses propos de campagne – et la tête des terrorisés du remplacement à venir, tout est dans le même pot : Africains, Asiatiques, Européens, couples mixtes (« l’impensé du métissage » dit Le Bras). Se référant, en se voulant sérieux dans leurs propos, les chantres du grand chambardement citent l’INSEE, pêle-mêle, en prenant d’entrée ce qui peut frapper, se retenir facilement, faire peur ; la subtilité de la science n’est pas leur outil préféré ; ainsi dans les « entrées » en France, « il y a 90 millions d’étrangers qui ont passé au moins une nuit en France, 20 millions au moins une semaine, 3 millions de visas ont été attribués de 3 mois, et 184000 personnes ont séjourné plus d’1 an » ; puis il faut encore soustraire par des calculs précis les sorties ; on arrive à très loin des 400.000 immigrés par an, clamés par l’extrême droite. Las, pour ses adeptes, le grand remplacement n’est toujours pas atteint ! La définition du concept de peuple est un vrai casse-tête : couleur de peau ? mais les Maghrébins sont blancs ; pour certains une « goutte de sang noir » fait le noir ! Alors, indigène, autochtone ? À combien de générations faut-il remonter pour qualifier une « ascendance française » ? Quant aux prénoms chers à Zemmour, « seraient-ils l’avant garde du peuple remplaçant » ? démonstration est faite que non. Un chapitre vaut un détour très intéressant : peut-on calquer la carte du nombre des immigrés sur celle du vote Rassemblement National ? Autrement dit, peurs et rejets auraient-ils besoin hic et nunc, de l’« objet » lui même, l’étranger ? Dans le Pas De Calais, 1% de la population est d’origine maghrébine ou turque, on le sait plus de 34% des voix à la précédente présidentielle sont allées à Marine Le Pen. On est donc en plein dans le mécanisme des représentations ; « moi, les noirs, j’en ai jamais bien vus, mais j’en ai peur », disait ma bonne voisine dans mon village corrézien voici une grande décennie. Par contre, ce sont largement les causes socio-économiques, bien réelles, du naufrage industriel de la région Nord qui ont pesé sur ce vote.
« Il n’y a pas de grand remplacement » ! n’en déplaise aux prédictions toujours aussi vivaces de l’extrême-droite en campagne. Ce très dense et remarquable livre parviendra-t-il à clore le débat ? Imparable, se dit-on en le refermant.
Martine L Petauton
Hervé Le Bras est un démographe. Directeur d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales et à l’Institut National d’Etudes démographiques, il est l’auteur de nombreux livres, et a dirigé la revue Populations.
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