Il faut tuer Wolfgang Müller, Thierry Poyet (par Patryck Froissart)
Il faut tuer Wolfgang Müller, Thierry Poyet, mars 2022, 286 pages, 19 €
Edition: Ramsay
Pourquoi ?
Oui, pourquoi faudrait-il tuer Wolfgang Müller ?
Wolfgang Müller, au moment où il entre en scène en ce roman, est, nonagénaire ayant toute sa tête, l’un des pensionnaires les plus âgés d’un EHPAD du Berry qui porte l’enseigne « Les Jours Tranquilles ». Mais cette tranquillité vient à être dérangée par les visites de plus en plus inquisitrices de Julienne Bancel, jeune journaliste ayant pour dessein de rédiger une série d’articles sur le parcours a priori original de cet ancien militaire allemand qui, après la capitulation du Troisième Reich et après avoir été, en tant que prisonnier de guerre, ouvrier agricole forcé dans des fermes du Cantal, a fait le choix, une fois libéré, de rester en France, d’abord comme ouvrier chez Michelin, puis comme professeur d’allemand jusqu’à sa mise à la retraite en 1983.
« Il avait toujours été un grand lecteur, et s’il préférait les biographies, les récits historiques retenaient son attention […] a fortiori les romans consacrés à la seconde guerre, qui faisaient la part belle aux grandes figures du régime nazi ».
La journaliste, intriguée par la découverte, lors de ces conversations auxquelles Müller se prête, dans un premier temps, complaisamment, de zones occultes dans le passé du vieil homme, d’époques de sa vie dont il se refuse obstinément à parler, devient, réactivement, de plus en plus avide d’en savoir davantage.
Quels secrets cache l’ancien soldat de la Wehrmacht ? Mais n’a-t-il toujours opéré que dans la Wehrmacht ? N’a-t-il pas, avec son régiment, ou avec d’autres compagnies, participé à l’une de ces épouvantables expéditions de punition collective, accompagnée de viols, de pillages et d’incendies, consistant à massacrer l’entière population d’un village suspect d’avoir abrité des « terroristes » de la Résistance ? N’a-t-il pas, un temps, été versé dans l’un de ces sinistres commandos à missions spéciales de « purification ethnique » menées dans le cadre de la « solution finale » ?
Où était-il à telle date ?
Avec qui ?
Qu’y faisait-il ?
« Wolfgang Müller était devenu une véritable obsession dans la vie de Julienne Bancel. Longtemps le vieil homme occuperait les pensées de la jeune femme ».
Parallèlement à la quête obsessionnelle de Julienne se déroule un autre récit, celui d’Isaac Dupuy, un autre vieil homme dont la mère, juive, et les deux sœurs ont été arrêtées, et déportées en janvier 44, via Drancy, à Auschwitz d’où elles ne sont jamais revenues, tragique disparition dont Isaac porte secrètement en lui le poids lancinant d’une souffrance perpétuelle.
Le roman commence par une scène de crime : Isaac pénètre dans l’EHPAD et poignarde mortellement Wolfgang. Pourquoi ? Parce qu’il est convaincu « qu’il faut tuer Wolfgang Müller », que ce meurtre est l’acte fondamental qui redonnera quelque sens à sa vie.
Toute l’intrigue, fort bien tendue, est fondée sur les recherches obstinées de Julienne Bancel, sur le dévoilement progressif de la relation qui la relie à Isaac et de celle qui pourrait exister entre ce dernier et Wolfgang.
Pour ce qui concerne « le Boche », une succession d’hypothèses, de pistes possibles, de suppositions, de reconstructions plus ou moins aléatoires à propos de ses activités militaires, de ses missions, de ses lieux d’affectation et d’opération, de son histoire d’avant-guerre, de son engagement éventuel dans les Jeunesses Hitlériennes puis dans les SS. Au fil des entretiens, le vieillard biaise, ruse, se dérobe, nie, rompt le dialogue, esquive, dévie. Dans le même temps, les investigations de Julienne dans toutes les archives accessibles révèlent des éléments troublants, sans jamais, toutefois, établir de certitudes.
Le meurtre de Wolfgang, ici présumé coupable, pose de façon cruciale les questions tournant d’une part autour de la difficulté des enquêtes menées depuis 1945 sur la disparition civile et la reconversion de nombreux criminels nazis ayant réussi à se refaire un statut social de personnes respectables après avoir soigneusement effacé toute trace d’un passé immonde, d’autre part autour du sort qui pourrait être celui d’un presque centenaire dont on aurait pu établir les preuves d’une réelle responsabilité dans les horreurs perpétrées par le régime nazi, mais aussi autour de la légitimité de la vengeance individuelle (car c’est bien de cela qu’il s’agit dans l’acte d’Isaac).
Finalement, le roman se termine sans que le narrateur ait été en mesure de répondre aux deux interrogations qui sous-tendent le récit de la première à la dernière page : qui était Wolfgang Müller ? Fallait-il le tuer ?
Et c’est très bien ainsi.
Patryck Froissart
Né à Saint-Etienne, Thierry Poyet est un universitaire spécialiste de l’œuvre de Flaubert, auteur de nombreux essais et articles consacrés à la littérature du XIXe siècle. « Coup de cœur » du Prix Claude-Fauriel en 2019, il publie ici son troisième roman chez Ramsay.
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