Il Est Difficile d’Etre un Dieu, Arcadi & Boris Strougatski
Il Est Difficile d’Etre un Dieu, janvier 2015, trad. du russe Bernadette du Crest, 304 pages, 7,50 €
Ecrivain(s): Arcadi & Boris Strougatski Edition: Folio (Gallimard)
Arkanar est une planète similaire à la Terre mais suffisamment éloignée d’elle pour que le Soleil ne soit qu’« étoile minuscule, à peine visible » ; peu importe comment et pourquoi, mais une civilisation humaine s’est développée sur cette planète éloignée, elle est toujours au stade féodal et des historiens russes viennent l’étudier. Parmi ces historiens, Anton « don Roumata d’Estor », qui se fait passer pour un noble dilettante aux yeux du pouvoir en place, et confronte la « théorie du Féodalisme » aux événements et évolutions en cours sur Arkanar. Car Arkanar vit une révolution :
« De belles maisons en pierre de taille bordent les rues principales, d’accueillantes lanternes brillent aux portes des auberges. Des boutiquiers bien nourris et béats, installés à des tables très propres, boivent de la bière en affirmant que le monde n’est pas si mal que ça : le prix du blé baisse, celui des cuirasses monte, les complots sont découverts à temps, on empale les magiciens et les clercs suspects, le roi, à son habitude est auguste et éclairé, don Reba est extraordinairement intelligent, ayant l’œil à tout. […] Dans les rues, le pavé résonne sous les bottes cloutées de garçons en chemises grises, trapus, rougeauds, tenant de grosses haches sur l’épaule droite ».
En clair, sous la férule de don Reba, c’est un régime fasciste qui violemment s’installe, avec son lot d’exécutions publiques et d’atteintes portées à la culture, les chemises grises faisant « la chasse aux lettrés en fuite ». Don Roumata l’historien dresse d’ailleurs de lui-même un parallèle entre don Reba et Hitler, et observe une « alliance des Gris et des armées de la nuit, alliance contre nature d’épiciers et de voleurs de grand chemin […]. C’était la nuit des longs couteaux qui commençait ». Plus tard, les chemises grises seront éradiquées par les représentants d’un « Ordre » noir, qui possède son mot de passe permettant d’échapper à la mort…
Tout cela fait de ce roman une charge monstrueuse contre le fascisme, cette horreur politique qui parvient à s’établir avec le soutien de la petite bourgeoisie des boutiquiers, qui élimine tout discours opposant et finalement tout discours lettré. Pour autant, il convient de resituer le roman pour comprendre que s’il célèbre le communisme au passage et discrètement, il n’en est pas moins clairvoyant sur ce dernier régime, surtout dans sa composante stalinienne. En effet, dans l’œuvre des frères Strougatski (Arcadi, 1925-1991, Boris, 1933-2012), Il Est Difficile d’Etre un Dieu est le troisième roman publié dans leur mère-patrie, la Russie, alors URSS ; c’était en 1964, sous un régime soviétique qui voyait la fin du règne de Nikita Kroutchev, qui allait céder la place à Léonid Brejnev ; on est en pleine Guerre Froide et le souvenir des purges staliniennes n’est pas si éloigné dans le temps qu’on puisse les oublier, sans parler du mépris haineux envers toute forme de culture « bourgeoise ». Force est de l’admettre, même si cela fait encore débat entre nombre d’historiens : entre le communisme et le fascisme il existe des ressemblances structurelles, et la critique évidente des frères Strougatski se redouble d’un sous-texte que lira d’ailleurs l’Etat soviétique, puisqu’il censurera leur œuvre à partir de 1969… D’ailleurs, dans ce roman-ci, père Kin énonce l’essentiel de la politique, et il résonne étrangement aux oreilles de qui est quelque peu familier avec les agissements guidés par l’idéologie de Lénine puis Staline (ainsi que Mussolini et Hitler, cela va sans dire) : « L’essentiel est dans les grandes lois d’un nouvel Etat : elles sont simples et elles sont au nombre de trois : une foi aveugle dans l’infaillibilité des lois, une soumission absolue à icelles, et également, la surveillance sans relâche de chacun par tous et vice versa ».
De surcroît, pour appuyer l’idée que ce roman traite de tout totalitarisme en fait, peu importe sa couleur, dans Il Est Difficile d’Etre un Dieu, tout comme dans l’autre chef-d’œuvre des frères Strougatski, Stalker, il y a un rapport fataliste au réel, rapport qu’on imagine beaucoup plus facilement slave que germanique ou latin : le peuple accepte son sort, comme si sortir de l’esclavage ou de l’obscurantisme était une idée tout à fait farfelue. A ce titre, le rapport à l’hygiène des habitants d’Arkanar pourrait être une métaphore : en effet, Roumata doit quasi dissimuler le fait qu’il porte des sous-vêtements, et son serviteur s’insurge à l’idée qu’il veuille faire changer des draps qui n’ont qu’un seul mois et ne sont même pas déchirés. Plus loin, alors que don Roumata tente de séduire doña Okana, la femme de don Reba, pour des raisons politiques, la tâche s’avère impossible tant est pénible la confrontation à « ses cheveux malpropres, brillants de laque, ses épaules nues et rondes couvertes de poudre agglutinée », au point qu’il en vient à se dire que « mieux vaut la saleté que le sang, mais là c’est bien pire que la saleté ! » Et plus loin encore, on se vautre littéralement dans la boue en traversant des quartiers de la ville à l’immonde puanteur, sans même penser à en secouer ses vêtements. Toute cette crasse, toute cette saleté, toute cette puanteur ne font que générer du dégoût pour la société qui refuse de s’en nettoyer pour atteindre un autre niveau de civilisation, celui atteint par les historiens « résidents » sur Terre. Et, de se vautrer dans l’immondice matérielle à se vautrer dans l’immondice spirituelle ou politique, il n’y a qu’un pas, semblent avertir les frères Strougatski.
Cet aspect d’Il Est Difficile d’Etre un Dieu a d’ailleurs été mis en exergue dans son adaptation cinématographique récente par Alexeï Guerman, film éprouvant car les acteurs semblent se mouvoir dans un brouillard fétide, eux-mêmes étant couverts d’une couche de sueur poisseuse… C’est l’impression que doit ressentir don Roumata sur Arkanar, l’une des « planètes arriérées » où la Terre envoie des historiens, avec cette population soumise à la montée lente du fanatisme, prête à accepter n’importe quelle domination.
Quant à la grande question que se pose don Roumata, que d’aucuns confondent avec un dieu étant donné les moyens dont il dispose (« des éclairs pour briser les murs des forteresses », un hélicoptère), elle reste d’actualité : que faire lorsque monte en puissance une opinion procédant du mal et en apparence irrésistible ? Sauver autant de lettrés qu’on le peut et compter sur la marche de l’Histoire pour y mettre bon ordre ? Intervenir plus avant ? Les frères Strougatski, grands romanciers, laissent la réponse en suspens – mais cela n’empêche en rien Il Est Difficile d’Etre un Dieu de poser la question de percutante et pertinente façon.
Didier Smal
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