Ici dans ça, Mathieu Brosseau
Ici dans ça, 2013, 175 pages, 15 €
Ecrivain(s): Mathieu Brosseau Edition: Le Castor Astral
« Et s’il fallait », écrit Mathieu Brosseau en ouverture de Ici dans ça, « dénaître pour enfin accéder au réel, pour le toucher dans son unité ? Tout détruire, l’être et ce qu’il croit être, s’invaginer par des vagues de rage étonnante, pour enfin aborder l’être-là. À l’envers mais en vie. Pour peut-être ne plus parler ».
Dénaître par l’écriture.
L’écriture pour « peut-être ne plus parler ».
L’écriture vécue comme vertige.
Les textes – « vagues » pour « s’invaginer » – qui composent Ici dans ça donnent à ressentir le vertige.
Comme il est, c’est-à-dire comme il se donne : « Le vertige se donne à voir, il se donne. Tout de suite ». Et Mathieu Brosseau d’ajouter : « L’expérience de mes rêves donne du temps. Tout de suite ».
En somme, dénaître par le rêve fait écriture.
Le rêve qui retrouve, par ce biais, le cours du temps qui lui est propre : infini.
Car il n’y a pas de début et pas de fin à l’écriture.
Ici dans ça, ce n’est pas un livre.
C’est la pulsion de l’écriture embrassée dans son surgissement.
Dénaître par le rêve fait écriture, donc.
Car le rêve est la façon la moins impure qu’a le vertige de se nommer. Grammaticalement.
« AVEC MON CORPS POSÉ SUR MON CORPS ».
Chaque trajet du poème qu’est Ici dans ça apparaît comme une forme assourdissante remplaçant « des trajets de pensée chargés d’affect et riches de sens », exactement comme le rêve est « une sorte desubstitut » remplaçant ces mêmes trajets (Freud, Die Traumdeutung).
En ce sens, la langue du poème ne dénude pas la pensée avec l’effort de la rendre compréhensible – et donc saisissable.
Elle dénude la pensée pour que l’« inconnu rest[e] inconnu ».
Ne pouvoir donner le « NOM », écrit Mathieu Brosseau, « QU’EN UNE LANGUE ET UN RÉCIT QUI SE NIENT ET S’EXCLUENT. CETTE CAVITÉ EST DE TOUTE BEAUTÉ ».
La cavité du rêve – ce vide vécu comme plein, trouvant une forme assourdissante (répétons-le) par le poème – est faite d’une condensation très particulière.
Une condensation qui refuse au sens la patiente diction de sa raison d’être.
Autrement dit de son intelligibilité.
Il n’y a pas d’intelligibilité du sens.
Le dépôt – infini – de sens présent dans l’ouvrage est celui, voilé, présent dans les rêves.
L’auteur devient un passeur de sens, un sens absolu, c’est-à-dire non pas « passé, mais ayant été présent ailleurs, qu’il serait possible, par la lecture, de réactiver, de faire revenir tel quel, purement présent et vivant, dans un maintenant inentamé », comme le note Michel Lisse dans L’expérience de la lecture (1. La soumission).
Seulement, réactiver ce sens, c’est d’abord le vivre sans distance – sans regard –, le vivre dans son retrait.
C’est-à-dire faire l’expérience du dormeur en proie à son rêve.
C’est seulement dans un deuxième temps, à la relecture, que le travail résumé par Michel Lisse peutconsciemment advenir.
Et si sens absolu il y a, il s’agit de l’absolu de l’être, ou plutôt de chaque être. De chaque être lisant, présent à sa lecture, la modelant tout en se modelant lui-même, ce faisant.
Il y a donc autant d’absolus que de lecteurs, et c’est en cela que la lecture de Ici dans ça se révèle fructueuse.
Façon aussi qu’a l’auteur de faire un pied de nez à ce que les sociologues de la modernité, au premier rang desquels se trouve Bourdieu, nomment « l’instance légitime de légitimation », cette instance pouvant se résumer ainsi : « L’œuvre doit être stable et garantie dans son intégrité par la sédimentation des regards et des lectures dont elle est l’objet » (Françoise Susini-Anastopoulos).
Pour Mathieu Brosseau se tenant à la suite de Barthes proclamant qu’il « n’y a pas de vérité objective ou subjective de la lecture, […] seulement une vérité ludique », il n’existe pas d’instance légitime de légitimation.
L’œuvre est le fruit de tensions multiples et contradictoires que sont les regards portés sur elle, tensions qui ne finissent jamais par se solidifier – déposant alors un film sur le texte (que l’on voit avant de voir les mots) – mais qui sont au contraire relancées, avec une force, une forme neuves, à chaque nouvelle lecture.
La lecture comme réinvention perpétuelle d’un sens – protéiforme – vrillé au sens (protéiforme) d’unindividu faisant vivre cette lecture comme s’il s’agissait d’une part lointaine et si vive de soi-même – la part que constitue le rêve.
C’est à cette leçon – de vie – que nous convie continument Mathieu Brosseau.
Matthieu Gosztola
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