Ici comme ailleurs, Lee Seung-U
Ici comme ailleurs, 2012, trad. du coréen par Choi Mikyung et Jean-Noël Juttet, 220 p. 21 €
Ecrivain(s): Lee Seung-U Edition: Zulma
Kafkaïen est le premier qualificatif qui vient à l’esprit en lisant ce roman, pour l’univers dans lequel il se déroule et l’absurdité qui émane du parcours du personnage principal. Yu est muté par sa boite, le Gangsan Complex Resort, à Sori, une ville perdue entre un lac et des montagnes à l’Ouest du pays. « Lorsque, dans son guide, il a lu que “la petite ville de Sori, du fait de sa topologie particulière avait servi de lieu de bannissement”, son cœur s’est de nouveau mis à balancer ».
L’histoire démarre sur ses mots qui donnent d’emblée le ton :
« Le vent a des hurlements de bête féroce. Au moment de quitter sa voiture, Yu a l’impression qu’un molosse enragé se jette sur lui. Il a un mouvement de recul. Le long des rues, papiers sales et sacs plastique tourbillonnent sous la bourrasque. Quelques véhicules cahotent sur la chaussée éventrée en soulevant des nuages de poussière ocre. Les rares passants, silencieux, font la gueule ».
Ici comme ailleurs est un roman hybride, indéfinissable. Il tient du polar, du roman noir, psychologique, métaphysique, à la limite du fantastique, et on pense à des films de cet extrêmement riche cinéma sud-coréen, en particulier ceux de Kim Ki-Duk, qui de même échappent à toute définition.
Lee Seung-U raconte le parcours d’un homme qui arrive dans une ville inconnue en pensant y travailler et qui y perdra tout ce avec quoi il est venu : sa femme, avant même d’arriver, car elle ne le suivra pas mais retournera dans une autre ville s’occuper d’un ancien amant, son portefeuille, l’accès à son compte, sa voiture, la raison pour laquelle il est là et ainsi de suite, comme si le réel se dissolvait derrière lui à chacun de ses pas. Sori, cette ville grise, froide, venteuse, inhospitalière et même dangereuse est un piège, mais à vrai dire, cet homme là n’avait-il pas déjà tout perdu avant même d’y arriver ? En refermant les dernières pages du livre, où la nature dans une apothéose grandiose, met un point final à tout questionnement, toute corruption, à toute l’absurdité de la condition humaine qui est exprimée ici, c’est la question que l’on se pose. Ce roman est un véritable condensé critique du monde d’aujourd’hui, une allégorie inversée, et finalement c’est un roman initiatique. On se détruit ici-bas et le seul espoir, le seul moyen que les hommes ont trouvé pour ne pas sombrer totalement dans la folie, c’est de quitter ce monde avant que la mort les prenne, découvrir par la dépossession la paix éternelle. La grotte où un vieux fou dénommé Noé construit des maisons de pierre, est le seul lieu par lequel on peut s’échapper, le double enfermement devient matrice. Les vivants sont morts et les morts sont éternellement vivants. Les hommes libres sont piégés par une ville entièrement corrompue dans laquelle ils s’enlisent, ceux qui ont tenté de résister sont enfermés dans une grotte et découvrent dans l’enfermement la liberté du détachement suprême. Subtile hybridation là aussi entre la pensée occidentale et orientale.
Ce roman austère, minéral, désespérant parfois, offre de par sa lecture elle-même une étonnante expérience. Parfois, on voudrait poser le livre, le laisser tomber, mais il est impossible d’en sortir avant la fin, car on la cherche comme on cherche une goulée d’air. Par moments on s’ennuie, on se sent morne et même quand la fin arrive on reste hébété, comme choqué, voire insatisfait. La magie de Lee Seung-U, c’est de provoquer ainsi une réflexion, où soudain on accède à la compréhension de l’ensemble et on ne peut que saluer le génie de l’auteur. Ce n’est pas une lecture facile, une lecture de détente, si au départ nous pouvons être captivés comme on l’est par un polar, vers la fin on s’enlise comme le protagoniste, on se sent gris. L’auteur nous fait traverser les états d’âme, les sensations de ce qu’il raconte, si bien que nous ne faisons plus qu’un avec ce que nous lisons. Avec le recul, c’est fascinant.
Cathy Garcia
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