Houris, Kamel Daoud (par Mona)
Houris, Kamel Daoud, Gallimard, Coll. Blanche, août 2024, 416 pages, 23 €
Du roman de guerre à la bataille de l’intime
A l’heure où les Afghanes se talibanisent et où jaillissent les cris des Iraniennes : « Femme, Vie, Liberté », peu de temps après la parution du livre de Salman Rushdie, Le Couteau, à propos de l’attaque qui lui a coûté un œil, le jour même où débute le procès de l’assassinat de Samuel Paty, Kamel Daoud, témoin de la montée en puissance des « barbus de Dieu » dans son pays natal, lui-même cible d’une fatwa en 2014, méritait de recevoir la plus prestigieuse récompense littéraire française, le Prix Goncourt, pour son roman Houris, nommé d’après les 72 vierges, récompenses des bienheureux au Paradis d’Allah. Parole libre contre un révisionnisme qui voudrait effacer l’histoire et un totalitarisme religieux, « mutation mortelle au cœur de l’islam » (écrit Salman Rushdie), l’auteur franco-algérien refuse les assignations identitaires (« J’ai le syndrome d’Apollinaire, je suis plus Français que les Français » (Le Point 9/08/24).
Son dernier roman conte une étrange histoire aux détails insoutenables (« Les Emirs, les Princes ont brûlé des nouveau-nés dans des fours de cuisine »), baignée de références mythiques fabuleuses, scandée par des appels à la prière et écrite sous le signe de la transgression : un défi à l’Etat algérien qui, sous peine d’emprisonnement, impose le silence sur les 200.000 morts de la décennie noire. L’écrivain fait parler les corps (« on ne peut pas effacer ton histoire, elle est écrite sur toi ») et se glisse dans la peau d’une narratrice quasi muette mais douée d’une exubérante voix mentale. Houris est un roman contre l’invisibilité, une allégorie de la déchirure, un appel à la réparation, « un roman de la résurrection » annonce l’auteur.
Kamel Daoud écrit un hymne grandiose à « La Voix », titre de la première partie de son livre, en écho à la voix sensuelle des femmes bâillonnées (« Une femme dans ce pays ne peut pas faire entendre ses sanglots dans le deuil ni ses talons sur la chaussée », « notre voix est composée du cri étouffé de la jouissance et de celui vite oublié de l’accouchement »). Kamel Daoud déteste les voiles qui cadenassent la vie des Algériennes, rappel virulent à l’attention des Occidentales de ce que signifie être une femme dans une société patriarcale : « Il y a des choses que tu ne pourras jamais faire si tu viens dans ce monde, déambuler seule sous l’averse, t’asseoir seule sur un banc… t’habiller selon tes envies, rire dans la rue… enterrer les morts, hériter d’une part égale à celle de l’homme, s’épiler pendant le mois du jeûne, montrer ses bras nus ou encore élever la voix, chanter dans la rue… Tu ne te rends pas compte de l’enfer à traverser quand on naît femme dans ce pays ». Au final, la narratrice fait le choix symbolique d’appeler sa fille du nom de la grande chanteuse égyptienne, Oum Kalthoum (« Kalthoum crie et chacun de ses cris me ramène à moi-même, me ressuscite… Kalthoum est ma langue, ma voix »). Dans un « pays muet » gangrené par les non-dits, l’écrivain restitue à la voix toute sa puissance.
L’histoire d’Houris débute à Oran en 2018, à la veille de l’Aïd el-Kébir, la fête du sacrifice, réminiscence tragique de ces années 90 où « les égorgeurs de Dieu » sacrifiaient les gens à la place des moutons. La narratrice (Aube en français, Fajr en arabe), « petite égorgée de rien du tout » aux cordes vocales tranchées par les islamistes à l’âge de cinq ans, porte la trace physique du massacre qui a décapité toute sa famille et les habitants du douar égorgés avec leurs animaux. Femme libre, enceinte d’un homme de passage, elle tient un salon de coiffure vandalisé chaque vendredi par les fidèles de la mosquée d’en face. Aube décide de retourner sur les lieux du crime, qu’elle nomme « l’Endroit mort », afin de demander pardon à sa sœur défunte de lui avoir survécu. Son long et douloureux périple prend la forme d’une quête de vérité : « Ce qui me taraudait, c’était le sens… je dois marcher vers la vérité… la vérité entière sur ma guerre effacée ». Sur sa route, elle rencontre Aïssa, un libraire mutilé par les « fous de Dieu », hanté par l’image de dix-neuf soldats égorgés à un barrage militaire. Hypermnésique, il récite les chiffres de chaque massacre pour « faire reculer la nuit ». L’enjeu dramatique tient dans la question d’Aube : avaler ou non les « trois pilules tueuses… les trois graines de sorcières ? » pour « sacrifier » son fœtus qu’elle nomme Houris.
La narratrice parle à son ventre (« O mon inconnue ligotée dans le noir crépusculaire ») et ce dispositif d’écriture surprend sans toujours convaincre. La négociation avec Houris se présente dans une typographie assez artificielle :
« Je t’entends me répondre : “je veux vivre” ».
Non ! Demain, dès l’aube Je prendrai le verre d’eau et
La route semble un peu longue : Aube se perd dans « le labyrinthe » (titre de la deuxième partie) et le lecteur s’égare aussi : multiples digressions, flashbacks, récits enchâssés, accumulation de souvenirs et de points de vue. Le lecteur frise parfois l’asphyxie à l’instar d’Aube (« asphyxiée par le nombre de pages que j’ai en moi, que le silence m’a fait fabriquer ») qui doute de sa narration : « Comment expliquer que je vais vers la montagne pour te montrer l’endroit où je fus tuée et pour te tuer à mon tour et t’éviter la vie ? C’est un peu tordu… ». Elle s’interroge : « Comment en faire un chef-d’œuvre de mémoire et de précision capable d’ébahir même mon père dans sa tombe ? comment écrire ce livre ? ». L’écrivain semble aux prises avec son œuvre.
Houris est un roman ambitieux. Kamel Daoud s’adresse au lecteur dans une « belle langue retentissante » qui charrie des images fortes (Aude exhibe sa cicatrice « comme le sexe velu de la mort »). La métaphore du couteau, titre de la dernière partie, unifie tout le récit dans sa dimension mythique (les lames aiguisées pour le sacrifice d’Ibrahim), dramatique (« Egorger ou être égorgé ? »), politique (l’idéologie de la loi du couteau), tragique (les stigmates des massacres), thématique (les femmes sacrifiées comme des moutons, réduites au « silence de mouton »), psychologique (chez le gynéco barbu, Aude se sent comme « un mouton dépecé »), symbolique (à l’heure de sa résurrection finale, Aube comprend que « la trace du couteau est aussi la trace de la vie »), poétique (le soleil aux « longs couteaux des heures de midi ») sans oublier un brin d’humour : « difficile de trancher, Wallah » aime rappeler Aïssa. Kamel Daoud se méfie de la vérité tranchante, « la vérité plantée sous la forme d’une pierre noire du côté de la Mecque » : comment d’ailleurs trancher entre oubli, « miséricorde de Dieu », et mémoire qui sauve ? Un doute subsiste : « personne ne sait qui tuait vraiment ». Kamel Daoud n’écrit pas un roman philosophique mais une allégorie de la déchirure et lance un vibrant appel à la réparation : « réparer le monde et s’offrir en tuteur, pour les oiseaux, les égorgés, les enfants nus, les mouettes, les moutons et tous ceux qui possédaient deux langues et une crevasse qui les empêchait de raconter leur histoire ». Dans les romans de Kamel Daoud, le réel se double d’une épaisseur symbolique : Aube « répare » les femmes dans son salon de coiffure, doute de la chirurgie réparatrice que sa mère adoptive veut offrir à ses cordes vocales et finit « réparée de toutes les douleurs ».
Houris se révèle une bataille de l’intime, le récit d’une femme plongée dans une grande expérience intérieure. Aube, consciente que « l’on tourne en rond si l’on ne se décide pas à vivre et à accoucher de soi-même », se livre à un exigeant travail de l’âme dicté par une nécessité toute personnelle : « me tâter pour savoir qui est mort et qui est vivant en moi ». La question à résoudre est intime et non politique. La motivation d’Aïssa est singulière aussi : « voilà un homme dont la langue intérieure a pris le pas sur la langue des gens… Il espère sauver sa peau en racontant son passé ». A travers eux, Kamel Daoud fait l’éloge de cette langue intime, « celle avec laquelle je me raconte des histoires depuis des années ou que j’use quand je parle dans ma tête, la langue du rêve, des secrets », la seule langue capable de restituer une histoire. La langue intime, ce n’est pas la langue de l’imam vociférant (« la langue arabe qu’il nous enseignait et qu’il jurait unique au monde, mais qui ne parvenait pas à la cheville de ma langue secrète, ma langue intérieure… Ah ! Qu’elle est belle cette langue intérieure qui peut éclairer les recoins de la mémoire »). Kamel Daoud use de cette langue profonde, « soyeuse et riche » pour écrire un roman de l’intime : le récit d’« une femme déchirée » entre « droit de vie ou devoir de mort ».
Ses romans s’inscrivent toujours dans une lutte vitale contre la morbidité. Aube, rongée par sa culpabilité de survivante, met du temps à se délester de son emprise morbide (« Si je n’aimais pas les étreintes, les baisers sur les lèvres, la chaleur ou la danse, c’était par fidélité envers toi »). Elle accouche enfin d’un suprême désir de vivre : « Je n’ai plus d’Endroit mort en moi… Je reviens d’entre les morts… L’été reprend mon sang et l’anime… Je dois refleurir et vivre et être heureuse pour deux ? Voilà l’histoire » : Houris est bien « un roman de résurrection », non un roman de guerre.
C’est le livre très personnel d’un écrivain méditerranéen, sombre et lumineux à la fois, autant aux prises avec les guerres réelles qu’avec ses guerres intimes (« la passion qu’on met à parler à ses propres fantômes »). Exilé loin de son « beau ciel oranais », déchiré entre son Algérie natale qui le traite de harki et de collabo et ceux, ici, qui l’accusent de caresser l’occident dans le sens du poil, Kamel Daoud sait qu’il lui faut, à l’instar d’Aube, « tout recommencer, tout justifier, tout expliquer, négocier… ». La narratrice fait figure de double de l’écrivain comme s’il s’écriait à travers elle : je déambule dans mes hivers intérieurs… Je me recompose en ramassant mes morceaux ».
La réunion finale des personnages sur la plage d’Oran voit le bonheur reconstruit par la grâce du symbolique : « je montre un grand sourire ininterrompu et je parle enfin ». La filiation rendue possible, Aube allaite son enfant : « Alors, je me donne à elle, pour qu’elle me dévore : je sors mon sein, je le lui offre et elle tète… je suis son fleuve de vin de lait et de miel ; ses fruits sans fin ; sa tente d’émeraude… sa chevelure rousse qui plonge dans le domaine des dieux ». Le réel et le symbolique se fondent dans une ode à l’amour charnel : le mythe n’habite plus un réel terrifiant, le miel n’a plus l’odeur du sang. C’est à Aïssa, guéri de sa mélancolie, que revient le mot de la fin : « la nuit, nous recompterons les étoiles ensemble ». Dans un éclat de rire, le libraire ne compte plus les morts mais les étoiles : « la seule route possible est l’étoile » affirmait déjà Zabor dans son précédent roman, Zabor ou les psaumes. Et que Vive la poésie !
Lire Kamel Daoud, c’est garder les yeux ouverts sur les signes (« ceux qui savent lire comprendront »). Le poète se donne pour tâche d’« aider les mots à tendre leurs voiles » mais il rompt parfois les amarres (« les mots glissent vers l’extérieur sans que j’en maîtrise le flux ») et sa langue se met à « gonfler comme une crue ». Alors parfois la langue retourne ses armes contre elle et on songe aux mots de Louis-René Des Forêts dans Le Bavard : « je parlais, je parlais, quelle jouissance ! Et je parle encore ». Houris décrit un « va et vient entre la mort et la vie » et résout une question intime. Heureusement, la tête coupée d’Orphée continue à chanter.
Mona
Kamel Daoud, écrivain franco-algérien, né en 1970 à Mostaganem, fils d’un gendarme, seul enfant ayant fait des études. Il débute sa carrière de journaliste en 1994 au Quotidien d’Oran dont il est le rédacteur en chef pendant 7 ans. En 2017, il publie une sélection de ses chroniques dans Mes indépendances où il fait entendre une voix libre, puissante et provocante sur les printemps arabes, la situation politique algérienne et les attentats islamistes. Son roman Meursault, contre-enquête, inspiré de L’Étranger d’Albert Camus a manqué de peu le Prix Goncourt 2014. En 2017, il publie son deuxième roman, Zabor, ou Les Psaumes, et en 2018 un essai dans la Collection Ma nuit au musée, Le Peintre dévorant la femme. Il a aussi publié des recueils de nouvelles dont Minotaure 504 (2011). Entré en dissidence dans son Algérie natale, il obtient la nationalité française en 2020 et s’installe à Paris en 2023. Son roman Houris remporte le prix Goncourt 2024.
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