Houellebecq, son chien, ses femmes, Pierre de Bonneville
Houellebecq, son chien, ses femmes, septembre 2017, 256 pages, 15 €
Ecrivain(s): Pierre de Bonneville Edition: L'éditeur
Tous les connaisseurs savent qu’une œuvre d’art doit être observée selon différents points de vue. Après Houellebecq économiste de feu Bernard Maris (Flammarion) et Houellebecq aux fourneaux de Jean-Marc Quaranta (Plein Jour), les perspectives retenues par Pierre de Bonneville sont prometteuses, quoique leur association surprenne : « son chien, ses femmes ».
Le chien est connu depuis qu’il a figuré sur le catalogue (disponible jusqu’en supermarché) de l’exposition Rester vivant, organisée au Palais de Tokyo en 2016. L’animal appartenait à une race peu courante sur le continent, mais répandue dans les îles britanniques, le welsh corgi penbroke. Les portraits de ce chien, prénommé Clément – ce qui, comme le remarque Pierre de Bonneville, n’est pas un nom de chien mais d’être humain – et doté d’un état civil (2000-2011), avaient occupé lors de l’exposition parisienne une place considérable, proportionnelle à l’amour que Michel Houellebecq lui portait. Dans différents entretiens, l’écrivain ne tarissait pas d’éloges sur les chiens en général et sur Clément en particulier, pour qui il composa le genre d’épitaphe que bien des êtres humains ne méritent pas.
En ce qui concerne les femmes, c’est une autre affaire, comme on l’entrevoit dès le début d’Extension du domaine de la lutte, le premier roman de l’auteur : « connasse », « boudins », « ultimes résidus, consternants, de la chute du féminisme ». On devine, en lisant les romans de Houellebecq, que cette misogynie (employons ce mot pour l’instant), doublée d’une image déprimante de la sexualité, n’est pas une simple pose et s’alimente à des sources profondes. Mais le lecteur ordinaire n’a pas forcément le loisir, l’envie ou la possibilité d’explorer la biographie de Houellebecq. Pierre de Bonneville l’a fait et a croisé cette biographie avec l’œuvre. On apprend avec surprise que l’écrivain fut marié deux fois (un humoriste définissait le remariage comme la victoire de l’espérance sur l’expérience) et qu’il eut, de sa première union, un fils. On est moins surpris de lire que Houellebecq divorça deux fois. Son second mariage, avec Marie-Pierre Gauthier, n’était pas inconnu – elle avait été conviée à exposer au Palais de Tokyo ses aquarelles… du chien Clément. Ajoutons, pour faire bonne mesure, que les relations de Houellebecq avec sa mère furent désagréables, c’est un euphémisme.
Comme cela se produit souvent, la première œuvre de Houellebecq contenait en germe toute la suite. Il s’était fait connaître en publiant un essai de belle facture, en bien des points supérieur à ce que produisent des universitaires rétribués pour cela, sur H. P. Lovecraft, écrivain américain, divorcé (une fois) et dans l’œuvre de qui on ne rencontre pas un seul personnage féminin digne d’attention. Tout en faisant partie d’un processus d’auto-guérison, cet essai joue le rôle de la clef au début d’une portée musicale. Lovecraft a fourni à Michel Houellebecq une image sur laquelle modeler sa propre vie et son œuvre à venir. L’essai était sous-titré Contre le monde, contre la vie. Fallait-il ajouter « Contre les femmes » ? Peut-être, à condition de préciser, comme l’aurait fait Guitry, « tout contre ».
Car Houellebecq n’est pas misogyne au sens où il détesterait les femmes. Il déteste ce que le féminisme et la société de consommation (deux aspects d’un même phénomène) en ont fait. En supprimant la domination patriarcale, la révolution sexuelle des années 1960 a donné aux femmes occidentales la maîtrise du jeu et le libre-choix de leurs partenaires. S’ensuivit, entre mâles ou assimilés, une compétition féroce, pour laquelle les héros de Houellebecq ne sont pas les mieux armés (et ils ne peuvent plus compter, comme par le passé, sur des unions arrangées). Mais la médaille a son revers. Certes, les femmes sont libérées, l’affaire est entendue. Sont-elles épanouies pour autant ? Rien n’est moins sûr, à considérer la galerie de portraits féminins qui se déploie dans les romans de Houellebecq. Scientifique de formation, ce dernier sait qu’on peut modifier à l’envi les données sociales, mais pas la biologie. Or les femmes occidentales apparaissent coincées entre, d’un côté, la libération sexuelle, la contraception et, de l’autre, leur désir atavique de devenir mères (« […] avoir un enfant aujourd’hui n’a plus aucun sens pour un homme. Le cas des femmes est différent, car elles continuent à éprouver le besoin d’avoir un être à aimer – ce qui n’est pas, ce qui n’a jamais été le cas des hommes. L’enfant c’est le piège qui s’est refermé, c’est l’ennemi qu’on va devoir continuer à entretenir et qui va vous survivre », Les Particules élémentaires). Le verbe survivre introduit une dimension importante : la succession des générations et, partant, le temps qui passe. Libérées ou pas, les femmes vieillissent – « l’affaissement » des chairs féminines est une vision récurrente chez Houellebecq. Or le libertinage sexuel, qui n’est qu’une dimension du consumérisme marchand, exige des corps jeunes. Dans notre civilisation californienne, la vieillesse commence à quarante ans, comme dans les comédies de Molière.
Le choix serait-il donc entre la « pute » et la « soumise », pour reprendre un célèbre intitulé associatif ? Dans le dernier roman paru, Soumission (2015), l’Islam semble offrir une solution à tous nos problèmes économiques et sociaux. Le mot Islam, c’est bien connu, signifie tout à la fois « paix » et « soumission » et les deux concepts sont étroitement liés : la paix résulte de la soumission. Rares sont les occasions de disputes dans les couples où l’un des deux conjoints est entièrement soumis à l’autre. La « soumission » qui donne son titre au roman n’est pas seulement celle d’un Occident exténué, mais aussi celle des femmes (« Il est possible qu’à une époque antérieure, les femmes se soient trouvées dans une situation comparable – proche de celle de l’animal domestique. Il y a sans doute une forme de bonheur domotique lié au fonctionnement commun, que nous ne parvenons plus à comprendre ; il y avait sans doute le plaisir de constituer un organisme fonctionnel, adéquat, conçu pour accomplir une série discrète de tâches », La Possibilité d’une île). Dans cette œuvre où s’affrontent les trois religions abusivement dites « du livre » – le catholicisme à travers Huysmans, le judaïsme avec le personnage de Myriam (une des rares jeunes filles heureuses de l’univers houellebecquien) et l’Islam – la religion de Mahomet fonctionne comme ce rêve impossible des scientifiques : une machine à remonter le temps, pour revenir au patriarcat. Les femmes de Robert Rediger, la dyade Malika/Aïcha, l’épouse nourricière (qui prépare des petits pâtés chauds et évoque, comme la grand-mère de Houellebecq avec son quatre-quarts, les femmes dévouées d’avant 68) et l’objet sexuel soumis, incarnent une féminité réconciliée avec les hommes.
Depuis le Contre Sainte-Beuve de Proust, on a admis qu’éclairer une œuvre à partir de la biographie de son auteur est un exercice délicat. Un grand texte n’est pas un roman à clefs et seuls les médiocres étalent leurs vies en épaisses tartines romanesques. Pierre de Bonneville utilise avec mesure et intelligence la biographie de Houellebecq, du moins ce que celui-ci a bien voulu en raconter. Il insiste sur le côté calculateur et opportuniste de l’écrivain. Reconnaissons cependant que les « antennes » de Houellebecq, sa sensibilité particulière, lui ont permis de deviner les signes des temps. Ce n’est pas un calcul de sa part si, après ses déclarations peu ambiguës sur l’Islam, « religion la plus con », ses éditeurs ont choisi, pour aller présenter leurs excuses à la Grande Mosquée de Paris, la date du 11 septembre 2001 (inutile de dire que leur initiative ne reçut aucun écho médiatique, ni ce jour-là, ni les suivants). Ce n’est pas davantage un calcul si Soumission et la couverture, désormais célèbre, de Charlie-Hebdo se moquant des « prédictions du mage Houellebecq » parurent à quelques heures du massacre dans lequel l’écrivain perdit son ami Bernard Maris et la France une partie de ses illusions. Sans vouloir médire de cette vénérable maison, on reconnaîtra que le trio Kouachi/Coulibaly a fait plus pour la promotion du dernier roman de Houellebecq que tout le personnel de Flammarion.
On peut regretter que le texte de Houellebecq, son chien, ses femmes n’ait pas été relu d’assez près (les patronymes de Valerie Solanas et de Raphaël Sorin sont sujets à des fluctuations typographiques). Mais ce sont des vétilles : Pierre de Bonneville nous a offert un essai stimulant, intelligent, riche de rapprochements féconds, sur un « contemporain capital ».
Gilles Banderier
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