Hôtels d’Amérique du Nord, Rick Moody
Hôtels d’Amérique du Nord, octobre 2016, trad. anglais (USA) Michel Lederer, 240 pages, 21 €
Ecrivain(s): Rick Moody Edition: L'Olivier (Seuil)
Hôtels d’Amérique du Nord est un livre étrange, déconcertant, totalement original. Qui d’entre nous n’a pas un jour cliqué sur TripAdvisor pour lire les évaluations d’un hôtel avant d’effectuer une réservation. Reginald Edward Morse, l’énigmatique héros du roman, rédige des articles pour le site NotezVotreHotel.com, clone de celui que vous avez l’habitude de consulter. Coincées entre une préface aussi improbable que délirante du président de l’Association nord-américaine des hôteliers et aubergistes, et une postface de Rick Moody himself en quête de l’auteur des articles, s’enchaînent dans le désordre chronologique 38 chroniques sur des hôtels, motels, une gare, un parking Ikea ou une aire de repos, pour la plupart américains mais aussi étrangers qui existent dans la réalité (vérification effectuée).
De 2012 à 2014, Reginald Morse, comme le note Rick Moody dans sa postface, « avait publié une fois par mois, ou de temps en temps deux fois, des critiques qui, dès le début, se montraient souvent ambitieuses tant par leur longueur que par leur portée et qui, dans certains cas, ne s’intéressaient guère aux hôtels concernés, lui permettant d’écrire sur l’identité, la vie privée, la solitude et l’amour » (p.224).
C’est donc cet homme installé dans la quarantaine, un gars en léger surpoids, un poil alcoolique, divorcé et père d’une fille dont il ne s’occupe pas, aux innombrables jobs éphémères souvent soldés par des échecs, qui gagne une notoriété tout aussi éphémère sur la toile et se livre à des digressions perpétuelles sur l’amour, le sexe, la drogue, les petits gâteaux pas frais de l’Embassy Row de Washington, les cafards d’un Gateway Motel, la « muzak » – comprendre une sauce d’arrangements de jazz – diffusée dans le hall du Radisson, etc.
« …/… il se peut que la muzak soit considérée comme un genre de soumission totale à l’économie américaine, à la pulsion d’achat et de consommation, une musique sortie tout droit du manuel du parfait requin de l’industrie, qui peut et doit contraindre à capituler et à acheter tous les gadgets en plastique fabriqués en Asie du Sud-Est » (p.33).
Ces instants éclatés de la vie de Reginald forment le pattern schizophrénique de l’identité d’un individu qui, dans ces chambres substituts temporaires du home sweet home, se fuit, se retrouve et se perd, se retranche derrière des critiques acerbes et un humour cynique pour mieux tromper le sentiment de vide, de solitude et de gâchis qui l’habite.
« …/… j’ai analysé ce que je ressentais en mon for intérieur, et je suis arrivé à la conclusion que je ne ressentais rien, que j’étais devenu une espèce de bout de moquette synthétique » (p.79).
En surgissent dans de nombreux articles des moments fulgurants et jouissifs, comme dans Americas Best Value Inn, où Morse décortique avec la précision d’une analyse d’expert-comptable la manière dont un couple dort au fil des années et de la déliquescence de leur désir.
Dans cette errance sans but d’un lieu de non-vie à un autre, l’écrivain Rick Moody acidifie le portrait d’une société qui se perd dans l’instantané et le virtuel, se coupe de ses racines, s’attache à de multiples détails, ou se noie dans des développements maniaques tout en ayant en background, bien trop profondément enfouie pour modifier le cours des évènements, la nostalgie de ce qui aurait pu être ou de ce qui aurait dû être fait.
Ces hôtels, du plus classieux au plus crade, deviennent, chronique après chronique, les métaphores d’une Amérique, soit cramponnée à des rêves de suprématie et d’imposition d’un modèle hégémonique lisse et aseptisé, soit dévoyée dans le commerce du sexe ou de la drogue, soit en proie à de multiples phobies.
Quant au héros, traité avec une empathie amusée, qui disparaît sans explications en 2014, il ne reste finalement, au travers de ses mots livrés sur Internet que « les vibrations d’une pulsation humaine ». Un émiettement volatile qui ressemble à s’y méprendre à nos propres traces sur les réseaux sociaux.
Hôtels d’Amérique du Nord ne serait qu’un jeu de plume surprenant et souvent très drôle, sans le style de Rick Moody qui sait par des effets de répétitions, des phrases parfois interminables et presque toujours digestes, hypnotiser le lecteur, le rendre accro au récit, le faire sombrer dans un état de dépendance et le questionner au plus profond sur un monde à la dérive.
Une vraie réussite tragicomique traduite et publiée en France en même temps que l’excellent Purple America :
(http://www.lacauselitteraire.fr/purple-america-rick-moody).
Catherine Dutigny/Elsa
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