Hors des sentiers battus, Chronique d’une vie politique 1962-2012, Jean-Pierre Soisson
Hors des sentiers battus, Chronique d’une vie politique 1962-2012, janvier 2015, 304 pages, 22 €
Ecrivain(s): Jean-Pierre Soisson Edition: Editions de Fallois« Tirer à hue et à dia » rappelait autrefois les cris du laboureur pour faire aller le cheval de trait à droite ou à gauche… Durant la fin du siècle dernier et pour certains hommes politiques étiquetés au centre, cette expression de nette inspiration rustique épinglait leurs hésitations voire même leur propension versatile. Sous le feu critique et la moquerie qui ciblaient de ce temps leur tendance récurrente aux voltefaces ou à l’indécision, certains de ces politiciens aux allures instables mais jamais désorientés s’estimaient au contraire fidèles à une ligne éthique cohérente : « C’est un grand tort d’avoir toujours raison ! ».
Entre tous, et probablement le plus agile à manier le paradoxe et les oxymores, l’agrégé en droit romain et cacique du pouvoir que fut le célèbre Edgar Faure (disparu en mars 1988) défendait ainsi, dans le premier tome de ses Mémoires, la nature décriée cependant toujours assumée de ses provoquantes oscillations. Disciple marquant de cet incontesté dompteur de l’ambigu mais potentat reconnu au sein du landernau politique d’hier, plusieurs fois ministre et élu territorial, Jean-Pierre Soisson aura sans doute fait siennes, d’un bout à l’autre de son parcours atypique quelquefois incompris, les leçons rhétoriques de son mentor éloquent élevé au faîte de sa gloire – d’abord à la présidence du Conseil puis en haut du perchoir de l’Assemblée.
Dans ce livre où il retrace en le détaillant son chemin politique poursuivi d’un bord majoritaire à un autre grâce à une écriture fluide et accrocheuse, le réputé maire d’Auxerre et député de l’Yonne explique le tracé coloré de sa carrière menée sous bannière républicaine. Le tout rend compte d’un œil, certes pas toujours objectif, cependant assez habilement jeté sur les coulisses du pouvoir tel qu’il s’exerça dans la continuité de l’Etat pendant le demi-siècle écoulé. L’immersion de M. Soisson dans la vague politique débuta insidieusement en 1962 et tandis que l’homme avait vu le jour en 1934. Ce fut donc à l’âge de 28 ans et au retour de son service de conscrit rendu en Algérie que le jeune démobilisé, frais émoulu de l’ENA, intégrait un poste lui conférant une responsabilité à la Cour des comptes. Recevant avec humilité les enseignements de ses aînés et techniciens aguerris dans la science de cet organisme (également auprès du ci-avant pointé Edgar Faure), le fonctionnaire connut en celui-ci une formation des plus sérieuses qui lui ouvrait bientôt les horizons d’un cavalier seul en politique. Après une tentative échouée à la députation dès 1967 dans le département de l’Yonne, le natif d’Auxerre remportait finalement la législative au même endroit l’année suivante et contre le même adversaire (Louis Périllier).
En outre et dès 1971, le nouveau promu à l’Assemblée obtenait les clés de la mairie de sa ville chargée d’un éminent passé historique. Il resterait plus d’un quart de siècle et sans interruption à la tête de celle-ci (fin en 1998). Epousant les vues de Valéry Giscard-d’Estaing, élu président de la République en 1974, en fondant avec lui le parti des Républicains Indépendants, Jean-Pierre Soisson intégrait en même temps et pour la première fois un poste au sein des ministères nationaux. De Secrétaire d’Etat aux Universités puis à la Formation professionnelle sous le premier gouvernement Chirac, il devenait ensuite ministre à la Jeunesse, aux Sports et aux Loisirs sous celui de Raymond Barre. L’accession de François Mitterrand à la présidence en 1981 renvoyait pour quelque temps le Bourguignon à ses occupations provinciales avant que le second septennat du tribun socialiste, inauguré par son nouveau premier ministre Michel Rocard, ne le rappelle, en 1988, au Ministère du Travail, ainsi aux toutes premières loges de l’Etat. Ministre de l’« Ouverture », Jean-Pierre Soisson le demeurait encore sous le gouvernement de Pierre Bérégovoy qui lui confiait en 1992 l’Agriculture et le Développement rural. Amenant avec lui une seconde refonte gouvernementale dite de « cohabitation », l’échec socialiste aux législatives de 1993 écartait à nouveau le déroutant édile d’Auxerre d’un poste avancé aux affaires. Il redevenait de ce temps presque simple député de l’Yonne, en imprimant cependant sa marque, entre 1998 et 2004, à la présidence du Conseil Régional de Bourgogne. Plus étroitement tourné vers l’écriture depuis la dernière décennie du siècle refermé, Jean-Pierre Soisson renonçait finalement à tout mandat en 2012 et à l’âge de 78 ans.
La réalité du pouvoir est dans son exercice (p.225). Ajustée au compte du président Hollande bientôt mis à l’épreuve des vérités matérielles après ses annonces préélectorales tranchantes, cette maxime de Jean-Pierre Soisson indique tout d’abord combien, sans ouvrir le lit au mensonge, la gestion du paradoxe souvent connu entre dire et faire recèle une science à laquelle sont aguerris nos bons Enarques. De l’Ena, les deux hommes ont en effet tous deux reçu leur formation. Pour cette raison alors, quelque indulgence confraternelle se lit-elle surtout dans cette pique doucereuse visant un frère de corps présomptueux plutôt qu’ennemi voué au diable. La brutalité de la donne économique mondiale ou même simplement européenne ramène ainsi souvent les ardeurs sociales à une défense incertaine des acquis, dès lors que leur avocat proclamé doit aussi affronter un terrain international où ces notions comptent fort souvent pour du beurre. J.-P. Soisson paraît trop avisé depuis longtemps pour ne pas avoir entendu que la « réalité du pouvoir » ne se limite jamais à la gestion courante du fatal. On ne sépare pas l’économie et le social, le développement de l’économie va de pair avec la recherche d’une plus grande cohésion sociale (p.158). Lorsqu’il s’était ainsi vu placé aux commandes, alors Ministre du Travail sous le gouvernement Rocard, celui qui était confronté au poids du concret mais avec pour objectif déclaré cette « recherche d’une cohésion » démontrait qu’infléchir véritablement sur une orientation économique retenait aussi la prise en compte d’un idéal. En saluant le ci-avant nommé Edgar Faure, et pour se défausser d’une accusation de reniement, M. Hollande pourrait donc fort bien alléguer à son tour et sous quelque forme : ce n’est pas la girouette qui tourne, c’est le vent qui change de sens !…
Je m’efforce de présenter à mes collègues européens le visage d’une France apaisée, qui tire sa force de la mémoire de ses racines et tient à jouer son rôle dans la construction d’une Europe unie (p.170). L’occasion d’une réception à Auxerre de pontifes européens, membres d’un Conseil informel des ministres des Affaires sociales en 1989, souligne profondément le mode d’esprit de J.-P. Soisson. Moins que le cours difficile des discussions bientôt poursuivies, les valeurs qui retiennent en cet instant le ministre français reflètent davantage sa conception singulière de tout élan donné au rattachement européen dans une reconnaissance de patrimoine. Plus que cela même, l’homme rural et terrien, l’autochtone aux ardeurs péricléennes voire même le très régional promoteur épicurien (aucun passage à table ne nous est dissimulé), livre bientôt le secret probable du meilleur art technocratique « à la française » devant aboutir à cette fin. S’il peut rester difficile de concevoir un apaisement modèle autour de la magnifique basilique de Vézelay dédiée à Madeleine, comme lorsque à son pied, jadis, le tonitruant persécuteur cistercien d’Abélard exhortait les foules à s’en aller châtier les impies, également en d’autres recoins de cette Bourgogne aux frontières historiques durement disputées, il faut bien admettre que le parcours culturel infligé à travers cette province par le maire d’Auxerre à ses hôtes unionistes releva d’une intelligence communautaire que ne méprisent a posteriori certainement aucun des commensaux tout encore éblouis de ce souvenir forgé sur des joyaux de la région, cependant reflets d’un idéal universel de vie. Intégrer la spécificité régionale dans une mouvance fédérale plutôt que de la maintenir sous un carcan hétérogène et insipide retient de la part de l’édile auxerrois un privilège d’esprit qu’un simple rond de cuir de la neutralisante machine républicaine n’aurait certainement pas détenu.
Sur la foi d’un tel exemple, et par transposition dans le domaine de la politique intérieure, peut-on comprendre alors qu’une orientation partisane rigide au sein du cadre national ne correspondit véritablement jamais à l’homme déjà diversement imprégné de sensibilités culturelles et historiques, tout comme transparaît souvent J.-P. Soisson au détour de ses mandats successifs. Faire de Plutarque une manière d’Evangile sous couvert des Vies des hommes illustres (p.231) et en disposant l’ouvrage traduit par un Auxerrois génial à son chevet laisse amplement comprendre que le cordon patriotique qui le lia génétiquement s’accordait aussi parfaitement avec ce fier et expansif produit « amniotique ». A la façon des écrits de l’historien grec du premier siècle, les rapprochements effectués par le politicien bourguignon entre certains puissants d’hier (Alexandre le Grand, Charles le Téméraire, le connétable de Bourbon) et les meneurs politiques actuels dénotent une capacité comparative assez érudite. Sans doute alors, ce qui pourrait apparaître ici comme quelque provoquant hommage rendu à la vertu protéiforme explique plutôt pourquoi il aura été possible au ministre insensible au manichéisme, sans se renier, de se laisser séduire par deux éminents chefs de la Ve République, d’abord et avant tout hommes de terroir et de culture mais aussi opposés dans le paraître et la manière que Pompidou et Mitterrand. Au sujet du premier, cette réflexion : Tel qu’il m’apparaît à l’hôtel Matignon, il est un homme des racines, de la terre. Il incarne un équilibre entre la tradition et la modernité, cet équilibre si rare que les Français attendent de leurs dirigeants (p.23). Pour le second, il avoue : Il avait une culture de jeune bourgeois de province que je partageais avec lui (p.151). Tout comme à l’égard de ce Simon Renard au nom passablement évocateur et autrefois nommé ambassadeur du roi Charles Quint à Londres, sauf à se départir d’une subtilité fermement liée à son esprit d’analyste, notre Auxerrois n’aurait probablement su détecter chez ces deux présidents de bords adverses un commun « miracle d’habileté et d’utilisation des ressorts psychologiques qui dirigent les hommes » (Ch. Quint, Grasset, 2000, p.291-292).
La trajectoire politique de J.-P. Soisson révèle un long parcours individuel, presque entièrement calqué sur l’émergence de notre Ve République, alors aux étapes souvent inattendues. Derrière les ralliements claniques parfois transversaux mais finalement accessoires du serviteur de l’Etat, se dégage la stature prédominante de l’homme honnête et de profonde culture. A y regarder de près, un aspect qui semble devenir exceptionnel dans l’horizon politique d’aujourd’hui. Cette représentation est alors celle d’un républicain manifestement convaincu mais aussi celle, quoi qu’on ait pu dire, d’un assez perceptible démocrate. Sous ce dernier trait et longtemps avant lui, un Périclès ne s’était-il pas vu férocement accusé de « démagogie » par ceux-là mêmes qui en auront tiré profit (un Platon, un Aristote, un Cimon, un Aristophane, tellement d’autres encore) ? Les désabusés de l’Iter magnum comme voie royale en politique se complairont à lire cette plutôt détonante et instructive pérégrination hors des sentiers battus…
Vincent Robin
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