Honorine, Honoré de Balzac (par Didier Smal)
Honorine, Honoré de Balzac, Folio Poche, novembre 2023, édition Jacques Noiray, 224 pages, 8,30 €
Ecrivain(s): Honoré de Balzac Edition: Folio (Gallimard)Honorine, comme le féminin d’Honoré, comme un pendant féminin à l’auteur de la Comédie humaine – là où l’on fait dire à Flaubert « Emma, c’est moi ! » (citation apocryphe, n’en déplaise à la légende), pourrait-on faire dire à Balzac « Honorine, c’est moi ! ». Ce serait un peu vain, ce serait fouiller dans les poubelles biographiques pour chercher chez Balzac des traces d’adultère, de tourments existentiels liés à la fidélité à… l’amour. Par contre, on peut inférer de ce choix de prénom féminin l’idée suivante : Honoré refuse de juger Honorine, voire demande à ce qu’on considère sa destinée avec respect.
Cette destinée peut se résumer en quelques mots : Honorine est adoptée par la famille du Comte Octave, ce dernier l’épouse ; après quelques mois, cette demoiselle pure et emplie d’un désir amoureux (« sa rieuse imagination ignorait la corruption, peut-être nécessaire, que la littérature inocule par la peinture des passions ») abandonne le mariage pour vivre une aventure de dix-huit mois avec un amant qui la quittera lorsque le réel, sous forme de la misère et d’un enfant qui ne vivra que sept mois, rattrape le désir ; Honorine refuse alors de rentrer au domicile conjugal, malgré un mari aimant disposé à tout pardonner.
Ce pourrait être une simple histoire d’adultère, dont un quelconque nouvelliste aurait pu tirer une petite histoire sordide à la morale facile, voire ricanante, où l’on se gausserait de la femme et ses illusions amoureuses, dans un bel élan misogyne. Balzac la transforme en une tragédie sublime dont la fin est placée sous le signe de saint Bernard et ces mots terribles : « Il n’y a plus de vie là où il n’y a plus d’amour ».
Cette longue nouvelle publiée en 1844 échappe donc aux poncifs du genre, entre autres dû à la technique narrative choisie par Balzac : des récits enchâssés, mettant le lecteur en position d’auditeur dont l’on désire faire évoluer les émotions, les ressentis, voire les préjugés. Honorine s’ouvre à Gênes, sous un climat propice aux pensées légères, chez le Consul de France, durant une conversation entre personnes de bel esprit, dont une autrice, Camille Maupin, lorsque, « en parlant de littérature, on parla de l’éternel fonds de boutique de la république des lettres : la faute de la femme ! ». Le Consul, Maurice de l’Hostal, renvoie alors sa femme pour prendre la parole et raconter l’histoire du Comte Octave, magistrat rigoureux et travailleur, dont il fut le secrétaire particulier. Mais cette histoire, à proprement parler, il faut attendre quasi la moitié de la nouvelle pour que l’Hostal l’apprenne du Comte Octave lui-même. Poupée russe dans la poupée russe, voix dans la voix, la narration de l’adultère d’Honorine devient dramatique au possible.
Et elle, qu’en a-t-elle à dire ? Là aussi, Balzac laisse la parole à la principale intéressée, et l’on peut considérer que la rencontre avec Honorine par Maurice de l’Hostal, dans des circonstances que l’on taira pour en laisser la surprise au lecteur, est un autre récit enchâssé, intervenant quasi aux deux tiers de la nouvelle. Balzac, qui clame ici comme ailleurs dans La Comédie humaine son admiration pour Rossini, procède comme le maître italien : par le jeu de la composition, la tension monte, et les propos d’Honorine, enfin entendue, enfin libre d’être écoutée, enfin confrontée au désir d’ausculter son cœur, sonnent comme un aria. Elle se libère de tout ce qu’elle a tu, dans sa solitude choisie, se plaçant sous le signe de la poésie la plus tragique pour justifier son silence premier : « Savez-vous pourquoi j’aime tant lord Byron ?… Il a souffert comme souffrent les animaux. À quoi bon la plainte quand elle n’est pas une élégie comme celle de Manfred, une moquerie amère comme celle de Don Juan, une rêverie comme celle de Childe-Harold ? on ne saura rien de moi !… Mon cœur est un poème que j’apporte à Dieu ! ».
Il faudra du temps, et d’autres mots, à Maurice de l’Hostal, pour faire parler cette femme à la sensualité troublante comme peu chez Balzac, elle que « les rayons du soleil en passant à travers le feuillage grêle des acacias environnaient […] de ce nimbe jaune et fluide que Raphaël et Titien, seuls parmi tous les peintres, ont su peindre autour de la Vierge », elle qui se croit devenue une modiste créatrice de fleurs artificielles logée dans « une retraite pleine de livres et de curiosités, parée comme un boudoir, et où la richesse relevait la vulgarité des instruments du métier », installée dans « la bonbonnière inventée par l’art du dix-huitième siècle pour les jolies débauches d’un grand seigneur ». Que l’on ne s’étonne pas si l’Hostal, dans cette tragédie où son rôle est celui de la duplicité au service d’un Comte Octave désireux que revienne sa femme, ayant tout pardonné, s’étant même blâmé de cet adultère, craint lui-même de succomber d’amour à Honorine, elle qui dit pourtant : « je ne puis plus aimer », elle pour qui « la fidélité n’était pas un devoir, mais la fatalité du cœur ». Elle a aimé son amant, pas son mari, et ne peut feindre auprès du second.
La conclusion de l’Hostal est terrible, elle aussi : « Il faut avoir expérimenté la vie pour savoir que le mariage exclut la passion, que la Famille ne saurait avoir les orages de l’amour pour base ». Son auditoire en parlera encore quelque peu après qu’il s’est tu. Nous aussi.
Cette nouvelle est aujourd’hui rééditée avec une préface de Jacques Noiray, qui semble avoir élu ce récit comme fétiche personnel dans La Comédie humaine, et en parle très bellement. Après la nouvelle à proprement parler, comme d’habitude chez Folio, un dossier permet d’aller plus avant à la découverte d’Honorine – mais ce bref récit se suffit à lui-même pour dire le désarroi d’une femme prise entre ses sentiments et les conventions sociales, et restant digne dans son choix, incitant le lecteur à l’écouter à nouveau, à méditer ses paroles dans ce qu’elles reflètent de grandeur. On ne peut offrir à Honorine son amitié, comme on ne le peut à Eugénie Grandet, autre destinée féminine brisée narrée avec élégance par Balzac ; du moins peut-on leur offrir de les écouter véritablement.
Didier Smal
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