Hommage à Hubert Lucot, par Pierrette Epsztein
Il a fallu que le temps fasse son ouvrage pour que je puisse rendre hommage à Hubert Lucot. En effet, comment rendre compte, avec une certaine distance, de cette rencontre qui a été marquée du sceau de la connivence mais m’a aussi poussée à me poser des questions sur ce que fut cette relation si étonnante que je me garderai bien de qualifier ?
J’ai entendu Hubert Lucot pour la première fois à Cerisy lors du colloque sur l’autofiction où, le vendredi 29 juillet 2008, il fit une communication intitulée Je est un ogre. Sur l’estrade, un homme très grand, une carrure de rugbyman. Il était très impressionnant. Il a parlé de son écriture. Dans ses récits, il souhaitait mettre en valeur des « éclats mosaïques de la mémoire », « des surgissements fugaces », avec une obsession réaliste. Il n’est pas indifférent à la marche du monde. Il parle de sa « colère politique ». Il précise bien que ses textes n’ont rien de spontané. C’est un maniaque du mot juste. Il retravaille chaque phrase au niveau des couleurs, des silences, de la musique. Tout son travail de réécriture consiste « à retirer ». En fait, il est « un dévorateur de vie ». Il aime la flânerie, la bonne nourriture et tous les plaisirs de l’existence.
Et puis, je l’ai oublié jusqu’en octobre 2013, lorsque paraît Je vais, je vis, toujours chez P.O.L à qui il est resté fidèle toute sa vie ou peut-être pourrait-on reconnaître que c’est Paul Otchakovsky-Laurens qui lui est resté fidèle. C’est Claude Burgelin, avec qui je poursuivais des échanges par courriel, qui me signala la sortie de ce nouveau récit. Comme je fais confiance à ses affinités en matière de lectures car il me fait souvent découvrir des auteurs hors normes, j’ai été intriguée par le titre. J’ai commandé le livre à La Cause Littéraire et j’ai décidé d’en faire la critique. Je le reçus sous ma porte le 17 octobre 2013. Je me retrouvais face à un épais volume de plus de cinq cent cinquante pages. Impossible de le transporter, trop lourd. Je lisais donc chez moi. Je le dévorai en quinze jours. Le 31 octobre 2013, mon compte-rendu était bouclé et envoyé à La Cause Littéraire et à Claude Burgelin qui fut intéressé et qui me demanda l’autorisation de le faire parvenir à l’auteur. Je la lui accordai volontiers. La critique parut sur le site le 19 novembre 2013. Elle a été vue par 1573 visiteurs à ce jour.
À nouveau, ce fut le silence. J’appris incidemment que le 19 décembre 2013 aurait lieu une lecture d’extraits et une signature de Je vais, je vis, à la Maison de la poésie de Paris, passage Molière dans le troisième arrondissement. Je décidai de m’y rendre. C’est à cette occasion qu’eut lieu notre première vraie rencontre dans des circonstances qui, sur le moment, me sidérèrent. Je suis arrivée très en avance après une visite chez des amis du quartier. Je me suis installée dans un fauteuil très confortable et me suis plongée dans le livre que j’avais emporté, en attendant 19 h, l’heure de la lecture. Un quart d’heure avant, je vis s’avancer vers moi un homme de haute taille, aux épaules carrées comme un sportif, au visage imposant et au regard acéré, à la chevelure grisonnante ondulée. J’avais complètement oublié à qui il ressemblait. Il tendit vers moi une large main, serra la mienne énergiquement et me dit « Vous êtes Pierrette Epsztein ». Pas d’interrogation, une certitude tranquille. Je répondis que oui et il me dit juste : « Votre critique m’a beaucoup intéressé, c’est étrange votre métaphore du train, mon frère est mort dans un grave accident de train ». Il était l’heure et il se dirigea vers la petite salle au sous-sol où avait lieu la rencontre. Je suivis le mouvement. La salle était pleine avec surtout des connaissances. Un ami l’a présenté et il a commencé sa lecture avec une voix grave, au débit lent mais assuré, laissant place, parfois, à des temps de respiration.
À la fin de la lecture, je suis venue le féliciter et il m’a demandé mes coordonnées en me disant : « Il faudra qu’on mange ensemble un jour. Je vous appellerai ». J’ai donc attendu.
Il a appelé un matin et nous avons convenu qu’il viendrait déjeuner dans mon restaurant préféré, juste en face de chez moi : Au pied du Sacré-Cœur. À l’heure pile, ce jour-là, il sonna à ma porte. Il a découvert mon appartement et nous sommes allés déjeuner. Je fus étonnée de sa capacité à manger d’un bon appétit et dans le même temps de se raconter. Je l’ai beaucoup écouté. Il a l’art de retracer son parcours. Je découvre son travail à l’encyclopédie Quillet, sa famille, ses flâneries, sa passion de la politique, ses voyages, sa femme. Je le découvre. Il est intarissable et il est très difficile de l’interrompre. Mais cela m’était bien égal, je suis curieuse et je rencontre une vie étonnante. Je suis subjuguée comme une gamine. Et puis, je me suis aperçue que nous avions bien de points communs dans notre vision du monde. Au cours de la conversation, il me révéla que la vente de chacun de ses livres ne dépassait pas trois cents exemplaires et qu’heureusement que POL avait dans sa maison quelques poulains comme Marie Darrieussecq et Emmanuel Carrère, car sinon, cela ferait longtemps que la maison aurait fait faillite. Cela me déconcerta mais me fit prendre conscience des réalités de l’édition.
Ce fut le début de nos rencontres qui se sont déroulées jusqu’à fin 2016. Nous nous sommes vus de nombreuses fois, au début, dans mon quartier quand il marchait encore allégrement, puis vers la fin, en 2015, dans son quartier, lorsqu’il respirait déjà difficilement. Ensuite, nous avons eu des échanges téléphoniques jusqu’au milieu de 2016. Tout s’est arrêté au moment de son hospitalisation.
De ces entrevues, je garde quelques moments marquants.
Un jour, il est arrivé avec dans une main un magnifique bouquet de roses blanches et dans l’autre un sac en plastique qui contenait quatre de ses ouvrages. Il m’offrait ainsi de grands pans de son itinéraire littéraire. J’avais de quoi feuilleter l’existence entière de cet homme hors du commun et de saisir les méandres de son existence. Je pénétrais un univers. Ensuite, régulièrement, il me fit cadeau d’autres ouvrages de lui ainsi que des revues qui lui furent consacrées. Il faut dire qu’il a beaucoup publié même si son œuvre ne reste encore connue que d’un cénacle trop étroit d’inconditionnels. Sur chacun de ces ouvrages, il avait écrit un mot mentionnant notre amitié que je regarde avec attendrissement.
Nous nous sommes aperçus très vite que j’avais longuement côtoyé sa sœur, Aliette Lucot-Sarir, lorsque je militais au GFEN. Je la connaissais très bien cette femme, professeur de linguistique à la Sorbonne. Étrange personnage, très cultivé et un peu décalé. Il a raconté sa fin dans son livre Sonatines du deuil.
Un jour, je lui ai demandé un service. J’ai souhaité qu’il m’aide à dégraisser la critique de l’ouvrage d’Alain Finkielkraut, L’identité malheureuse, qui me donnait du fil à retordre. Il a très aimablement accepté. Il s’est installé à mon bureau, à côté de moi. Et il a commencé à travailler avec un grand sérieux. J’imaginais que nous allions en discuter. Mais cela ne se passa pas du tout comme cela. Tout se déroula dans un total silence. Il fit une réécriture très minutieuse qui lui prit beaucoup de temps. Et je corrigeai mon texte en acceptant toutes ses propositions avant de le faire parvenir à La Cause Littéraire. Mais je restai très étonnée de sa manière de pratiquer.
À un autre moment, c’est lui qui me demanda d’écrire la critique d’un livre, Le compromis, d’un de ses amis Alain Frontier paru aux éditions Sitaudis. Je le fis avec d’autant plus de plaisir que le récit des rapports compliqués de l’auteur avec son père me captiva.
Une autre fois, il m’invita chez lui rue des Tournelles. Je suis arrivée devant un porche bleu. Je montai un large escalier de pierre et Hubert vint m’ouvrir. Je fus impressionnée par son cadre de vie. J’entrai dans un lieu d’un autre temps. Il me prévint tout de suite que c’était sa femme, Anne-Marie, qui avait tout emménagé. Un appartement à très haut plafond, une mezzanine et dans ce qui faisait office de salon, une table encombrée de papiers, de larges fauteuils. Un tableau de Bran Van Velde qu’il avait bien connu. Dans un antre où il avait installé son bureau, un tableau d’un de ses ancêtres. Très vite, il me tendit un ouvrage d’artiste de grand format, écrit de sa main en neuf exemplaires et illustré par un ami peintre Claude Gesvret, sur un très beau papier cartonné. Ce livre s’intitule Temps morts, le temps, la mort, et il est dédicacé. Il y rend encore une fois hommage à sa femme. Il me le tendit en me disant simplement : « C’est pour vous ». Je ne m’attendais pas du tout à un tel cadeau qui me remplit de fierté et de confusion. Il trône dans mon entrée sur un socle et au regard de tous comme un objet précieux.
L’été 2015, je voulais juste prendre de ses nouvelles. J’appelai sur son fixe, personne, sur son portable, personne. Je savais qu’il n’était pas en grande forme et je commençai à m’inquiéter. Je réussis à trouver les coordonnées de son fils à Pessac en recherchant dans ses livres ! C’est sa belle-fille qui prit la communication. Je me présentai. Elle parut très surprise de mon appel et je l’entendis m’énoncer : « Je suis étonnée car mon beau-père n’a pas d’amis ». À mon tour d’être surprise car Hubert m’avait souvent parlé de ses amis. Elle me dit qu’il avait égaré son portable et me confia son nouveau numéro. Bien sûr, quand j’arrivai à le joindre, je ne lui parlai jamais de cette déclaration.
En 2016, je l’appelai plusieurs fois pour prendre de ses nouvelles. Un jour, il m’annonça tranquillement son cancer. Je fus assommée par cette révélation. Il accepta sans résister tous les traitements. Le même processus que celui de sa femme se répétait. Puis, ce fut son hospitalisation. Et nos échanges cessèrent. Je n’osai plus le contacter. Claude Burgelin continua de m’informer de son état qui s’aggravait inexorablement. Et puis, j’appris son décès par l’article paru dans le Monde des Livres : L’auteur du Grand Graphe est décédé dans la nuit du 17 au 18 janvier à Paris. Il avait 81 ans.
Je n’étais pas surprise mais sonnée. C’est moi qui informai Claude Burgelin. Nous avons longuement parlé de lui au téléphone, nous rappelant certains souvenirs.
Je voulais absolument être présente à ses obsèques. Je me rendis au Père Lachaise où aurait lieu une crémation. Ce jeudi 25 janvier 2017, il faisait un splendide soleil froid. Je suis sûre que ce temps lui aurait bien plu. La cérémonie fut très émouvante. Plusieurs de ses amis prirent la parole, soit en leur nom propre, soit en choisissant des extraits de ses textes. Je réalisai ce jour-là qu’Hubert Lucot était entouré d’amis rares et précieux qui l’estimaient et l’aimaient profondément.
C’est seulement quelques jours après cet évènement que j’eus la force de regarder la performance filmée La Conscience, qu’il accepta d’enregistrer depuis son lit d’hôpital, pour la sortie de son dernier livre du même nom paru aux éditions P.O.L. La mort, disait-il, « est une force théorique » – et « toute théorie donne des sensations ».
Je garde, précieusement, tous les livres qu’il m’a offerts, toutes les lettres et cartes qu’il m’a envoyées durant ces trois années. Il n’avait pas d’ordinateur. Il gardait encore cette exigence de la correspondance sur papier avec des jeux de mots, des aphorismes dont il décorait ses enveloppes et qui leur donnaient un aspect si singulier. Sur une de ces cartes, il m’appelle Stonina. C’était sa façon de jouer avec la langue comme il l’a fait dans son livre Grands mot d’ordre et petites phrases, dont certaines, bien mordantes, m’ont tant fait sourire.
Quelles images de l’homme me resteront longtemps en mémoire ? Hubert Lucot était un personnage qui débordait largement sa personne. Un personnage pittoresque, qui aimait jouer avec la vie et en jouir pleinement. Il aimait dévorer chaque moment à pleines dents. Il aimait la nourriture. Il aimait la langue. Il aimait l’art. Il aimait la politique. Il aimait suivre avec attention la marche du monde.
C’était un homme tout en contrastes. À la fois un pied dans ce siècle, l’autre hors du temps. Il aimait la science et se méfiait de ses excès. Il aimait ferrailler mais sans armes autres que les mots.
Il était insoumis et rebelle. Un éternel indigné, d’une insatiable curiosité. C’était un homme du refus face à toute injustice. Sa violence était masquée sous un sourire narquois. Il était parfaitement conscient de la comédie humaine. Il avait son âge mais gardait en lui, profondément enfouis, des lambeaux d’enfance qui le rendaient attendrissant. Il avait une grande difficulté à extérioriser ses sentiments autrement que dans ses écrits.
C’était un homme du refus, refus de la bêtise, refus de la médiocrité, refus de la facilité, refus de l’acceptation de l’inacceptable. Un résistant qui refusait tout embrigadement. Un passionné qui refusait l’amertume et le regret. Un marcheur infatigable toujours à contre vent, à contre courant. Un moraliste qui refusait tout conformisme et toute pensée dogmatique. Un impatient qui faisait preuve d’une grande patience. Un travailleur acharné, d’une infinie exigence vis-à-vis de lui-même, toujours en recherche de perfection. Un homme entier toujours envahi par le doute.
Il faudra que le temps fasse son œuvre pour que ses écrits, si variés et si riches, soient reconnus à leur juste valeur.
Et cet homme qui paraissait sûr de lui, n’était-il pas au fond un grand timide qui cachait sa fragilité sous une certaine faconde et sous un flot de paroles ?
Pierrette Epsztein
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