Hommage à Bernard Manciet (sous la direction de Philippe Chauché)
Le romancier et poète gascon aurait eu cent ans le 27 septembre 2023, s'il ne nous avait quitté le 3 juin 2005, son œuvre exceptionnelle est toujours vivante, et vivifiante.
On lui doit trois romans parus entre 1964 et 1976 : Le Jeune homme de novembre (Lo Gojat de noveme), La pluie et Le chemin de terre (Editions In8 2018), et deux regards sur ses terres : Le Triangle des Landes et Le Golfe de Gascogne (Editions In8 2005).
L’œuvre la plus dense, riche, onirique et unique, est son œuvre poétique, dont le socle est L’Enterrement à Sabres (L’Enterrament a Sabres) - Mollat 1996 et Poésie Gallimard 2010.
Bernard Manciet était tout sauf un écrivain régional et encore moins régionaliste, il était écrivain, au sens qu’il embrassait et embrasait le monde dans ses romans et ses recueils de poésie, sa langue tellurique était le gascon, sa langue de sang et d’amitiés.
Nous avons demandé à deux écrivains de nous en parler, deux écrivains du Sud, même si l’un d’eux, Jean-Michel Devésa vit aujourd’hui à Fribourg, l’autre Christian Laborde partage avec Bernard Manciet la même langue, le gascon.
« en avant vau com la seguida de cars en junh / peu blanc / haut lo mon bròs ! que clasca blanc de lunh »
« je vais comme un cortège de charrettes en juin / dans la blancheur / splendide charrette claquant du blanc au loin »
L’Enterrament a Sabres – L’Enterrement à Sabres
« hrair atau blu parièr com la nueit
Las escartis pas a las nueits anonçairas
Que sui jo dont las apèri »
« frére bleu de nuit mon frère
n’écarte pas de moi les nuits prophétiques
puisque c’est moi qui les appelle »
Per el Yiyo – L’Enfant –
Philippe Chauché
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Entretien avec Christian Laborde à propos de Bernard Manciet
Philippe Chauché – La Cause Littéraire : Christian Laborde, vous êtes romancier, poète, chroniqueur et vous portez sur scène certains de vos textes, Nougaro, Poulidor notamment. Auteur de plusieurs ouvrages sur le vélo et le Tour de France : Le Tour de France, Abécédaire ébaudissant, Robic 47, Poulidor by Laborde, mais aussi des romans : Tina, Bonheur, Le soleil m’a oublié, et des recueils de nouvelles, d’instantanés littéraires : Le Bazar de l’hôtel de vie, Diane et autres stories en short, vous fûtes également enseignant et notamment professeur d’occitan ;
Commençons par le début, comment avez-vous découvert l’œuvre poétique et romanesque de Bernard Manciet ?
Christian Laborde : J’étais étudiant, à Toulouse, je lisais Breton, Guillevic, Norge, Reverdy, Ponge, et tombai, rue de la Fonderie, à la Bibliothèque d’Occitanie, sur la poésie de Manciet. Un orage, une averse d’images ! Je lui avais aussitôt écrit. Il m’avait invité à aller le voir. J’avais pris à Tarbes l’autobus pour Aire-sur-Adour, on avait roulé vers chez Luis Ocaña, puis Sabres, puis Trensacq. Il m’avait offert un exemplaire de son recueil Gesta qui venait de paraître.
Philippe Chauché – La Cause Littéraire : Bernard Manciet préférait dire qu’il écrivait en gascon, le gascon de chez lui, de Sabres, celui des Landes, c’est à cette même langue que vous êtes attaché, lui des Landes, vous des Hautes-Pyrénées ?
Christian Laborde : Nous sommes gascons, nous parlons gascon, mais nous savons parfaitement que le gascon fait partie de l’occitan, nom que porte aujourd’hui la langue d’oc. Mais le gascon, qui est parlé dans ce triangle des Bermudes que forment l’Océan, la Garonne et les Pyrénées, est tellement rugueux, tellement nerveux qu’il paraît à part, plus proche des grognoneries électriques des punks, de Patty Smith, des fracasseries laryngées de Johnny Rotten et de Joe Strummer, que du mol parler des loufiats de Montpellier.
Philippe Chauché – La Cause Littéraire : L’Enterrament à Sabres, et d’autres poésies de Bernard Manciet embrassent tout un univers, un monde onirique, qui prend sa source dans un village, et qui déborde jusqu’à l’océan, et plus loin encore, c’est l’une de ses forces, son originalité, portée par une langue effervescente, vous seriez d’accord avec cette réflexion ?
Christian Laborde : « Déborde » : oui ! Manciet déborde. Comme les frères Boniface, comme Jean Gachassin, et il laisse sur place, la ronronnerie des poètes maigrelets, des poètes qui, en Occitanie, ne sont pas Mistral, et la fadasserie des poètes militants, ceux qui, en Occitanie, écrivent qu’ils écrivent en occitan. Nulle poussière chez Manciet, nul corset qui empêcherait le déploiement du poème. La poésie de Manciet déborde, sort de son lit et, à Trensacq où elle naît, prend le monde à la gorge. La poésie de Manciet est une charrue ailée, baroque, qui ouvre la terre en deux, et permet au ciel de jaillir.
Philippe Chauché – La Cause Littéraire : La langue de Bernard Manciet est une langue qui se parle, et d’ailleurs, il a porté ses poèmes sur scène à Uzeste cher votre ami commun Bernard Lubat, même volonté pour vous de porter une langue devant des spectateurs ?
Christian Laborde : Je l’ai souvent dit : une partie de la bouche se nomme le palais, la noblesse est dans la bouche. La langue brille de tous ses feux quand on la dit. Donc, des syllabes, des rimes, des rythmes, des vers, du costaud, du royal, du pointu dans le gosier popu, bref, du popupointu !
Philippe Chauché – La Cause Littéraire : L’accent est important dans votre œuvre, et dans l’œuvre de Bernard Manciet, l’accent qui signe une appartenance, mais peut-être bien autre chose ?
Christian Laborde : Oui, l’appartenance à un peuple de cailloux, de torrents, de neige, de bûches enflammées, et de sable que le vent soulève comme le rappelle ce R que nous roulons avec délectation. Cet accent qu’aimait Montaigne, cet accent moqué du côté de Villers-Cotterêts dit que nous sommes des épicuriens. La lenteur syllabique qui est la nôtre, ce « e » qu’ils disent « muet » et qui à Trensacq ou à Aureilhan prend la parole, qu’est-ce sinon de la gourmandise, de la sensualité ? Cet accent est un accent tonique. Il dit que nous avons le swing : les mots sonnent, éclatent, s’éclatent dans nos bouches. Tout en nous est tempo. Lubat me dit qu’une vieille danse landaise s’appelle le Congo. Nous sommes des Africains. Et nous irons très loin…
Philippe Chauché – La Cause Littéraire : Enfin quelles sont les œuvres poétiques ou les romans de Bernard Manciet que vous préférez, qui vous accompagnent encore aujourd’hui ?
Christian Laborde : Manciet est là, comme une source. Quand j’ai soif de rythmes, faim de charpente sonore, je relis ses Cantas deu Rei (Chants Royaux). Régulièrement, je relis ses Odas, Oda deu dives (Ode du vendredi), Oda a l’apric (Ode au couvercle), Oda a James Dean (Ode à James Dean), Oda a N. D. de la Paur (Oda à N.D. de la peur). Et moi que le roman le plus souvent ennuie, je relis avec bonheur Lo gojat de noveme (Le Jeune homme de novembre) de Bernard Manciet. Je relis les romans de Manciet, comme je relis ceux de Gracq et de Sollers. Autrement dit, je ne lis et ne relis que de la poésie.
Philippe Chauché – Christian Laborde
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Entretien avec Jean-Michel Devésa à propos de Bernard Manciet
Philippe Chauché – La Cause Littéraire : Jean-Michel Devésa, vous êtes écrivain, et fûtes professeur d’université, on vous doit notamment Garonne in absentia, Une fille d’Alger[MOU1] , Bordeaux, la mémoire des pierres (Mollat), Scènes de la guerre sociale, suivi de Sur l’autre versant des rêves (Le Bateau ivre), et vous avez dirigé[MOU2] Lire, voir penser l’œuvre de Jean-Philippe Toussaint – Colloque de Bordeaux (Les Impressions Nouvelles). Vous avez rencontré à deux reprises Bernard Manciet en 1998[MOU3] chez lui à Trensacq, un petit village tout proche de Sabres où il naissait le 27 septembre 1923. Ces entretiens ont été publiés en mai 1999 par la revue Europe, ils restent un témoignage essentiel de ce que fut l’écrivain, le poète, le Gascon dont on célèbre aujourd’hui le centenaire de la naissance.
Avant toute chose comme est née cette rencontre, et étiez-vous un familier de l’œuvre poétique et romanesque de Bernard Manciet ?
Jean-Michel Devésa : Je crains de vous décevoir et d’apparaître aux yeux de beaucoup de vos lecteurs comme un huluberlu ou un imposteur, parce que ma rencontre avec Bernard Manciet tient à bien des égards du rendez-vous manqué et du malentendu, pour l’expliquer il me faut remonter à ma jeunesse, à ce qui s’y est joué, et donc vous entretenir d’une époque qui n’est plus, et d’une atmosphère dont aujourd’hui on n’a plus idée, il me faut prendre le risque de vous ennuyer et de vous perdre, pire celui de vous agacer et d’épouvanter certains de ceux qui me liront. En fait, je ne prétends pas avoir la moindre légitimité à parler de Manciet. Et peut-être surestimez-vous l’importance de ce dialogue noué avec lui en 1998 et qu’avec vous je commenterai.
Je n’ai pas en effet réellement fréquenté Manciet, je n’étais pas de ses amis ni de ses proches. Je l’ai lu avant de lui être présenté par mon collègue Guy Latry auquel je m’étais ouvert de mon désir de faire la connaissance de l’auteur de L’Enterrament a Sabres. Je m’étais mis en tête de solliciter de sa part un entretien que je destinais à la revue Europe, son Enterrament était en résonance avec la quête confuse qui avait été la mienne au lycée puis à la faculté des lettres de Bordeaux : à l’orée de la quarantaine j’y songeais avec mélancolie, désormais j’en cultive le souvenir dans le regret et la nostalgie. C’est ici que je dois tomber le masque…
En 1998, quand je vais à Trensacq, chez Manciet, je viens juste de réinstaller mes quartiers à Bordeaux. J’en étais parti en 1980 pour l’Afrique. La première guerre civile congolaise m’ayant contraint de rentrer en France, j’avais passé trois ans à Paris avant d’être recruté à l’université de Bordeaux 3 (elle deviendra plus tard l’université Bordeaux Montaigne). En 1997-1998, je suis donc tout heureux d’être revenu non pas « chez moi » mais là où j’ai passé mon enfance, effectué la majeure partie de mes études, partagé « le pain de l’amitié » avec mes camarades, filles et garçons, qui dans la poche avaient « des couteaux rouillés ». Nous y avions battu le pavé et fébrilement « marché parlé couché » avec des fantômes, souvent espagnols : parce que Saint-Michel, sa basilique et ses momies, c’était déjà Madrid et Barcelone. Notre « espoir » et nos espérances, nous les nourrissions moins avec André Malraux (qui, selon nous, avait mal tourné) qu’avec Léo Ferré et Paco Ibanez. Nos copains, c’étaient les anciens de la Retirada, des clandestins de la résistance antifranquiste, et leurs enfants avec qui nous militions contre le garrot et Carrero Blanco, pour soutenir Izko au procès de Burgos, venger l’anarchiste catalan Puig Antich, obtenir la libération d’Eva Forest…
Oui, je sais, vous croyez que je me suis égaré et que je m’ébroue à mille encablures de Manciet… Pardonnez-moi mais j’ai la conviction que, pour saisir pourquoi j’ai aimé l’Enterrament, il m’incombe de restituer l’atmosphère de ces années où, à la va-comme-je-te-pousse, je suis devenu un Bordelais, à une époque où détaché intellectuellement et politiquement des miens j’ai cherché une patrie mentale et une fraternité combattante.
Mes parents, côté maternel, n’ont jamais cessé de pleurer le pays qu’ils estimaient avoir injustement et cruellement perdu. Les plus âgés, en 1936, à Bab el Oued, avaient nargué leurs voisins d’en face, lesquels étaient des partisans de Mussolini, en augmentant le volume de la radio TSF branchée sur Moscou ; par la suite, ils ont rejoint l’O.A.S. en vomissant les « cocos » qui, comme Alleg ou Audin, soutenaient la révolution algérienne. À quinze ans, leur racisme m’exaspérait et leur déni de l’oppression coloniale me désespérait. C’est ce qui m’a conduit au marxisme-léninisme et m’a incité à m’« enraciner » dans une cause,- je dis « une cause », pas « une terre » -, ce fut le début d’une décennie souvent brouillonne et contradictoire, naïvement romantique. J’avais beau réciter André Breton, j’avais la candeur de m’inventer une généalogie et de revendiquer des ancêtres à ma révolte. Ainsi, au lycée, me suis-je intéressé à la langue occitane, j’en ai appris quelques bribes, et puis j’ai renoncé de poursuivre dans cette voie, en revanche j’ai continué d’applaudir Claude Marti et Patric, d’aller à leurs concerts, d’acheter leurs disques… En cellule, c’était coton, l’avenir radieux ne faisait pas bon ménage avec les citadelles du vertige ! Fort heureusement, Louis Aragon avait préfacé l’Anthologie de la poésie occitane,1900-1960, d’Andrée Paule Lafont (parue aux Éditeurs Français Réunis) et au Théâtre des Carmes à Avignon un certain André Benedetto montait successivement La Madone des ordures, Esclarmonda, Pourquoi et comment on a fait un assassin de Gaston D… Au même moment, ou presque, contre l’extension du camp militaire du Larzac, des milliers de manifestants déferlaient en scandant « Volèm viure al pais ! ».
La suite, vous la devinez peut-être : Benedetto, Lubat, Manciet. Je vais aux pièces du premier ; j’écoute le jazz du deuxième ; je me plonge dans la poésie du troisième : ce sera en Afrique quand, grâce à mon très cher ami Guy Lenoir, je renoue en 1991 avec Benedetto. J’ai le projet de recevoir celui-ci à la faculté de Bayardelle où j’enseigne. Cela ne se fait pas. Cependant à Brazzaville, dans un coin de ma caboche, et bien que je ne me souvienne pas de tout ce que me racontait ma mère, le vent n’a pas cessé de bruire en langue d’òc, en particulier les soirs d’incertitude et de veillées d’armes.
Idéologiquement, je suis dans une phase d’attention soutenue aux cultures minoritaires arasées par la mondialisation et la globalisation. Avec le recul, je perçois que mon « culturalisme » en a été affecté, cette « hésitation » (ou cette « faiblesse ») affleure dans l’emploi du terme d’ « identité » dans son acception courante, sans précaution théorique particulière. Au Congo, en opposition à la « Françafrique », à l’arrogance des nantis, en désaccord avec les plans d’ajustement structurel préconisés par les institutions internationales du type F.M.I., les bailleurs de fonds, les « experts » et « conseillers » en « développement », tous en réalité auxiliaires de l’échange inégal et de la course au profit, j’ai eu tendance à verser dans l’ethnicisme. Sous l’influence de Sony Labou Tansi, j’ai même failli en être l’avocat. Rétrospectivement, je mesure combien ce prisme africain est prégnant quand, en 1998, j’aborde Manciet et son œuvre, j’affuble en effet le poète des oripeaux « d’une ligne aristocratique de maîtres de la parole » et j’ai le toupet de « convoquer » Senghor pour que le Gascon me recevant dans sa maison de garluche explicite sa pensée de la mort.
Aussi, quand Mollat republie L’Enterrament a Sabres en 1996, en ai-je le souffle coupé : je suis ébranlé par le « bufar de farga » d’une écriture, je m’autorise ici à user d’une formule de Marti (dans « Cridarai », sur l’album « Lo Païs que vòl viure ») pour exprimer combien alors cet incroyable texte me touche... Un verbe sauvage et âpre pour entonner un chant profond : je ne fais pas ici le malin, encore moins l’érudit salonnard désireux d’annexer la voix de Manciet au canto jondo d’un Camarón de la Isla ou d’un Manuel El Agujeta, ma mémoire ne me trahit pas, Marti comme Colette Magny ont été édités par Le Chant du monde, je me contente par conséquent de laisser filer les associations, en songeant par exemple que dans mon musée imaginaire à l’exubérance baroque de cet Enterrament je fais correspondre celle d’un dessin à l’encre que m’a offert le peintre Vonick Laubreton[1]...
Quoi qu’il en soit, j’ai immédiatement le sentiment qu’avec Manciet nous avons affaire, parmi les vivants, à un de nos poètes majeurs, lequel depuis son « désert » landais,- un poste de vigie -, scrute le monde et les humains, et restitue avec des accents épiques l’absurde et insensée agitation qui depuis des siècles les épuisent. À peine arrivé à Bordeaux 3, ai-je envie de mettre un visage sur son nom ? Latry m’y aide. Jean-Baptiste Para accueille avec chaleur ma proposition de « cahier Manciet » pour Europe. Me mêlant de ce qui ne me regarde pas, je juge crucial que l’audience de Manciet déborde les seuls cercles occitanistes. Et c’est ainsi que le 14 juillet 1998 je déboule à Trensacq.
L’homme me reçoit civilement mais nous avons du mal à communiquer, nous ne parlons pas la même langue, je veux dire : nous ne parlons pas du même lieu… En témoigne justement l’entretien que vous avez mentionné : loin d’être sur la même longueur d’onde, Manciet et moi, nous nous « cherchons », pratiquant chacun son tour l’esquive et la parade, enfermés l’un et l’autre dans le discours et la parole que d’ordinaire nous proférons devant nos auditoires respectifs… Maintenant comme dans les années 1970, ce que je projette dans la langue occitane, chantée et parlée par un seul, ou fredonnée par une foule, et qui m’émeut, c’est l’universelle douleur d’être au monde et la fragile victoire symbolique des humains sur la mort par le biais de l’art : dans mon prochain roman, Une désarmée des morts, j’ai semé deux vers d’une complainte de Nadau, « Morlana cantava jo qu’èri amorós […] quimèra encuèra lo ser qu’èra tant doç », laquelle invariablement m’arrache des sanglots…
Philippe Chauché – La Cause Littéraire : Quel était l’homme, le poète que vous avez rencontré ?
Jean-Michel Devésa : Je connais un peu le poète, je n’en suis pas un des spécialistes faute de ne pas maîtriser le gascon, je ne baragouine même pas deux mots d’occitan ; l’homme je ne l’ai qu’entrevu, je serais présomptueux d’affirmer comment il était, depuis 1998 l’image que j’en conserve n’a pas changé. Je vous renvoie au portrait que je brosse de lui dans l’introduction à l’entretien d’Europe : « […] ce qui frappe chez Bernard Manciet, c’est son allure de père de famille. L’homme, plutôt rond et au souffle un peu court, présente une face rougeaude et tranquille. Sa voix est douce et traînante […]. Ses yeux, deux fentes vertes sous de pensives paupières, pétillent d’un humour matois. Son regard, celui d’un ‘renard de la forêt’ […]. » Manciet est habile et insaisissable, oui, c’est un renard, un goupil, il n’est jamais là où on pense l’avoir cerné, il brouille les pistes par ses pirouettes, ses « vannes », son ironie. Lui dit que c’est un trait d’esprit de chez lui : « Nous avons une façon à nous, dans ce village, de nous moquer de tout. Nous avons une ironie qui est propre à Sabres. Les gens de Sabres sont réputés moqueurs. Nous sommes les premiers à nous moquer de nous. » En plaisantant, Manciet ne se livre pas, il prend ainsi ses marques, avec un soupçon de hauteur envers cet autre imperméable à une attitude d’esprit encline à tout relativiser, à ne rien figer dans l’absolu : « Ces plaisanteries, si vous les faites à un Provençal, il les prend pour argent comptant, alors que nous, non… Nous cultivons ces jeux. Voilà peut-être pourquoi j’ai toujours pu prendre mes distances avec le monde. J’ai toujours trouvé les hommes bizarres, toujours sujets à moquerie, à tragédie aussi et aux larmes… Mais, dans mon village, c’est rarement tragique… » En filigrane de ce « nous », ai-je à tort décelé la certitude un brin aristocratique de détenir un art de vivre que les autres n’ont pas ? Qui suis-je pour trancher ? Avec son port de tête, sa chemise très blanche, le col ouvert, son timbre plutôt chantant que torrentiel, j’ai pensé que cet homme perpétuait la mise et le comportement de la petite noblesse catholique d’Ancien Régime et qu’à cette élégance mon « tiers-état » me rendait étranger.
Philippe Chauché – La Cause Littéraire : La langue, le style de Bernard Manciet ne vient pas de nulle part, certes de sa haute culture, comme on le dirait de la haute couture, mais surtout de sa terre, des Landes et de ceux qui l’habitent, qui la vivent, de la forêt, et de l’Atlantique, vous dit-il notamment, et d’une mémoire d’une langue transmise de bouche à oreille, et d’oreille à plume. Vous suivriez ce raisonnement ?
Jean-Michel Devésa : Dans ses textes comme dans ses déclarations publiques, Bernard Manciet insiste pour s’affirmer en tant que « fils » de la forêt (« Je me sens exister comme la forêt depuis très très longtemps. ») et de l’océan. Il suffit de relire l’entretien de 1998 pour s’en convaincre. Son « [e]mpire », c’est une forêt quasi immémoriale, antérieure en tous les cas à ce qu’on avance généralement (un massif forestier landais constitué sous Napoléon III), et le grand large, les dunes, la coté atlantique parce qu’il y sent « tout le passé de [son] petit peuple sur la mer qui est énorme ». Sa vision des Landes et de ceux qui les habitent suppose une geste : « C’est l’océan, c’est l’Ecosse, c’est l’Irlande, c’est l’Amérique, ce sont les Amériques, c’est la pêche à la baleine, c’est la pêche à la morue, les grands courants marins… Ce sera plutôt cela, mon Empire… » Certes, pour contester l’hypothèse que je lui avais soumise, à savoir que son œuvre participait d’une épopée, Manciet m’avait fait valoir qu’à la différence de Virgile, lui, il n’était pas adossé à un empire : « Virgile était mieux placé que moi pour être épique : il avait derrière lui l’Empire romain. Et moi je n’ai qu’un village ! Ou que quelques villages… une tribu… Les hommes de par ici, la terre d’ici, ce n’est quand même pas l’Empire romain… Moi, je n’ai rien. J’ai juste un ruisseau qui s’appelle la Leyre et la forêt… Être vraiment épique, dans ces conditions, me paraît exagéré. » Je suis frappé que Manciet recoure à l’emphase pour exprimer la petitesse de son terroir (son étroitesse est renforcée par l’usage du vocable « tribu ») comme pour signifier l’inscription des siens, de son « peuple-tribu », dans l’Histoire. Cette foi du charbonnier, Sony Labou Tansi l’avait aussi, lequel lisait quotidiennement des extraits de la Bible et avait érigé l’Apocalypse de Jean en livre de chevet.
En 1998, ce qui m’interpelle (et me plaît) dans l’écriture de Manciet, c’est le lien que je crois discerner entre sa « terre » landaise, ce qui pour moi équivaut à sa collectivité, donc aux sujets non pas envisagés en tant qu’individus et entités « essentiels » mais pris et imbriqués dans les rapports sociaux auxquels ils sont assignés et qui les déterminent. Ce postulat me pousse à remanier l’incipit de l’Énéide et à transformer le Armavirumque cano virgilien en un Terramviresque cano vis-à-vis duquel Manciet reste indifférent, malheureusement pour moi : il est un défenseur de la langue et de la culture gasconnes (celles de son « village ») ; méfiant à l’endroit de tout nationalisme (« […] qu’est-ce que c’est une nation ? C’est un remords de tout le mal qu’on a fait ensemble. »), il n’est en rien un militant de l’Occitanie (« Je parle de ces villages, de ce tout petit pays, et je me distancie là de l’Occitanie que je perçois mal : c’est très grand… La beauté de l’Occitanie, comme de la France d’ailleurs, c’est la diversité… »
Comment aurions-nous pu converger ? Alors que, pour moi, Manciet affutait sa voix de sorte qu’elle fût celle des sans-voix de la Grande Lande, lui maintenait sa posture : « Bien sûr, j’écris dans une langue occitane mais je n’y peux rien… J’écris dans une langue occitane mais il se trouve que c’est la langue de mon village. » Ce « poète de langue gasconne » répugnait à se proclamer « poète gascon » et finissait par ne pas écarter la gageure d’être « de partout ». Au fil de son argumentation, Manciet oscillait entre un modeste effacement et de mirifiques envolées, sa vision du futur culminant dans la possibilité pour son peuple d’être intégré à un espace européen qui réactualiserait la Chrétienté du Moyen Âge : « Je ne sais pas ce que sera l’Europe demain. S’agira-t-il d’un État fédéral ou d’une confédération d’États ? Cela se fera à mesure. Mais je crois que si on retrouve cet immense espace du Moyen Âge, nous, les Gascons, nous aurons notre place, et ce sera une place de choix. Une place de grande noblesse car nous apportons tout un passé. […] Nous parlions il y a un instant de l’Europe et de son éventuelle fédération, je vous dirai qu’il existe d’ores et déjà une fédération : c’est la communion des saints. Et j’estime que mon peuple s’inscrit parfaitement dans la communion des saints, dans ce chant universel que l’on trouve sur nos tympans romans, que l’on trouve dans nos manuscrits des Xe, XIe et XIIe siècles. »
À deux semaines d’intervalle, chacun sur sa « rive », nous nous sommes entêtés à alterner nos monologues, moi sur Mauriac, Claudel et Bernanos, lui sur la chrétienté et la catholicité, tous les deux : sur les racines, l’Histoire et l’uniformisation du monde ; sur l’épiphanie poétique et le travail de la langue. Son « pays », c’était cette immense forêt qui bute contre un cordon dunaire battu par les vents et malmené par l’océan ; le mien, c’est cette « rivière de Bordeaux » aux allures d’éternel retour…
Philippe Chauché – La Cause Littéraire : Bernard Manciet écrivait en gascon, ses romans, dont l’admirable Le Jeune homme de novembre, ses poèmes évidemment, qu’il traduisait lui-même en français. La question de la langue, que se pose tout écrivain, vous vous l’êtes posée en le rencontrant et vous lui avez posée ? Pour Bernard Manciet la question des deux langues qui se rencontrent dans ses traductions ? Il vous précise d’ailleurs que le gascon est la langue du cœur, la langue de la chair, celle des muscles, celle du cri.
Jean-Michel Devésa : Pour tout écrivain, la langue, c’est la question décisive. Surtout pour qui ne conçoit pas l’écriture comme la simple expression de sensations, de sentiments, d’idées, ni ne la limite à un racontage joliment troussé. Bernard Manciet écrivait dans celle des vaincus, on se souvient du mot de Jean Jaurès à l’endroit du « patois ». S’il était parmi nous, Manciet protesterait en renversant la « hiérarchie » des langues instaurée par l’Histoire et la façon brutale et politique dont le français a été érigé et imposé comme langue nationale (pour schématiser depuis l’ordonnance de Villers-Cotterêts jusqu’à Jules Ferry et l’école de la IIIe République), et en circonscrivant le français à l’utilitaire : « Chez moi, on parlait gascon. On parlait également français, bien entendu. Nous étions bilingues. Sans cela, nous n’aurions pas pu nous en sortir. Mais la langue noble, je dis bien la langue noble et non pas la langue vulgaire, c’était le gascon. Le français, c’était le tout-venant, l’instrument de communication. […] Les choses sérieuses et graves exigeaient le gascon. Ce n’était pas le langage populaire qu’on imagine parfois : c’était bien notre langue. »
Pour un sujet et pour les peuples, le bilinguisme est un atout. Mais aucune langue n’est un véhicule, un moyen neutre et objectif de communication, de pensée, d’expression, de création. Toute langue charrie des normes réfléchissant et informant les relations de domination structurant la société qu’elle irrigue, à chacun de les déjouer ou de s’y plier : en bon deleuzien, je l’ai professé dans mes classes. Et, en saussurien convaincu, j’ai argué qu’une langue ne se réduisait pas à son lexique (elle est le foyer d’une conception du monde, un « four à brûler le réel » ainsi que l’a pointé Pierre Reverdy) et que le signe linguistique était arbitraire, je suis donc rétif à prêter à une langue des qualités (ou des défauts) sui generis. Aux locuteurs, vous, moi, les autres, et aux écrivains, à nous tous de maîtriser assez son code pour le tarabuster et forger en son sein des équivalents aux expériences que nous vivons, traversons, élaborons. À l’école de Kafka, les poètes et les romanciers, et tous les créateurs dont la langue est le matériau, ils ont à « minorer » la langue. J’ai l’intuition - pas le savoir - que Bernard Manciet s’y employait, son gascon étant le sien, celui qu’il s’était approprié en pratiquant sa langue (celle qu’il qualifiait de « naturelle ») comme si elle était une langue étrangère… Quand je relis L’Enterrament a Sabres, si je suis toujours autant époustouflé et subjugué, c’est parce que le « verbe lumineux » de Manciet est au diapason de celui de Rimbaud dans Les Illuminations, de cette vérité, la mienne, je ne démordrai pas…
Philippe Chauché – La Cause Littéraire : On sait bien vous et moi, qu’écrire, que lire c’est choisir. A quels écrits de Bernard Manciet vont vos préférences ? L’Enterrament a Sabres y est en belle place ? Per el Yiyo sur le torero bordelais mort dans l’arène ? Ou/et à ses romans ?
Jean-Michel Devésa : Pour être honnête, je suis infiniment plus sensible à la poésie de Bernard Manciet qu’à ses romans lesquels me bouleversent nettement moins. Pour couper court à toute controverse, je pourrais m’abriter derrière le jugement de goût. Or j’aime incommensurablement la poésie et j’estime qu’il est de plus en plus difficile, voire périlleux, d’en écrire. Je ne m’y aventurerai pas, je m’applique seulement au roman, en en « bricolant » la forme par le truchement de l’énergie poétique et de l’image, si mon interprétation d’une tournure de Sollers dans Paradis n’est pas complètement farfelue, je conclurai que « ma » poésie c’est celle qui « est dans le roman qui fait du roman mille poésies ». Mais foin de bavardage ! Chez Bernard Manciet, ma préférence va à la poésie !
Ce qui m’interpelle dans Per el Yiyo, je ne vous surprendrai pas, c’est la dimension tragique, dans l’arène, pas de chiqué, mais une lutte à mort ; l’écriture, y compris dans un registre de confession n’expose qu’à « l’ombre d’une corne du taureau » (Michel Leiris, De la littérature considérée comme une tauromachie). Si j’avais conservé la fougue de mes vingt ans, je crânerais en vous répondant que Per el Yiyo est le livre que je voudrais avoir avec moi, sur une île déserte ou en prison. Je mentirais. Pour moi, le monument poétique et littéraire de Bernard Manciet, c’est L’Enterrament a Sabres. C’est par ce sommet que je suggère à celles et à ceux qui n’ont pas encore lu Manciet d’entrer dans son œuvre et c’est vers lui qu’il est possible de se retourner pour la célébrer.
Philippe Chauché – Jean-Michel Devésa –
Novembre 2023
[1] Vonick Laubreton (1937-2021). Pour consulter son site officiel : https://www.laubreton.com/ .
[MOU1]Je me permets d’ajouter ce titre, celui du deuxième roman publié par Mollat.
[MOU2]Si vous en êtes d’accord, je crois plus juste de noter « dirigé » (et non « collaboré ») : cela correspond à la réalité (j’ai travaillé plusieurs années pour que le colloque ait lieu et que les actes en soient publiés). Le livre en porte mention. Le « reste » n’a pas d’importance, je n’insiste pas.
[MOU3]En 1998, pas en 1988.
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