Homer & Langley, Edgar Laurence Doctorow (par Léon-Marc Levy)
Homer & Langley. Trad USA Christine Le Bœuf 2012. 229 p. 22 €.
Ecrivain(s): Edgar Laurence Doctorow Edition: Actes SudCe livre nous offre une épopée picaresque. Déjantée, stupéfiante, drôle et terrible ! Quand on lit cette introduction, on s’attend naturellement à la recension d’un grand roman d’aventure, parsemé d’événements étonnants voire fabuleux, qui nous mènerait à travers des contrées lointaines et improbables, en compagnie de personnages plus colorés les uns que les autres. Point du tout.
Les héros de ce roman sont deux frères, Homer et Langley Collyer. Fils d’une famille de la moyenne bourgeoisie new-yorkaise, ils ont perdu leurs parents très tôt, morts de la grippe espagnole qui ravagea le monde occidental en 1918. Ils ont reçu en héritage de leurs parents un beau compte en banque et, surtout, un beau et grand appartement en plein cœur de la 5ème avenue à New York ! Et c’est là, dans ce fabuleux terrain d’aventure de quelques centaines de mètres carrés, avec un tout petit bout de jardin, que Doctorow va déployer une véritable saga du XXème siècle, déroulée du tout début du siècle jusqu’à pratiquement sa fin. Là et pas ailleurs. Avec deux héros pathologiquement casaniers et pour qui le tour du bloc d’immeubles est déjà une expédition.
Homer est le narrateur. La chose en soi est peu commune car Homer est … aveugle. Ordonner une narration minutieuse à partir d’un narrateur aveugle produit un récit époustouflant de proximité des choses et des gens.
« J’ai pris le goût à l’exactitude dans la représentation de nos vies, à voir et entendre au moyen des mots à défaut d’autre chose »
Homer est devenu aveugle en quelques mois, vers l’âge de vingt ans.
« Ce n’est pas tout d’un coup que j’ai perdu la vue, ce fut comme au cinéma, un lent fondu au noir. Quand on m’a expliqué ce qui m’arrivait, j’ai trouvé intéressant de le mesurer, je n’avais pas vingt ans, tout me passionnait. »
Au retour de Langley de la première guerre mondiale (Homer en est dispensé en raison de sa cécité bien sûr) son caractère est profondément altéré. Il faut dire que l’expérience a été vécue dans son ignoble atrocité. Les récits de Langley à Homer sont glaçants.
« Il y avait des rats. De gros rats bruns. Ils mangeaient les morts, ils n’avaient peur de rien. Mordaient à travers les sacs de grosse toile pour atteindre la chair humaine. »
Nous sommes invités dès lors à une fresque du siècle vu de ce point précis de la 5ème avenue par deux hommes farouchement célibataires et, pour le moins, farouchement originaux. Jusqu’à la monomanie. Langley rêve de créer le journal universel et intemporel, le journal des journaux qui rendrait superflue la presse puisque tous les événements, classés par genre et type, y seraient consignés d’avance ! Pour réaliser son « grand-œuvre », Langley va acheter tous les jours tous les journaux et magazines qu’il trouve à la boutique du coin. Des tonnes de papier qui peu à peu vont emplir jusqu’au plafond les pièces de l’appartement.
« Il voulait réaliser une description définitive de la vie américaine en une édition unique, ce qu’il appelait le numéro non daté et d’une actualité éternelle du Collyer’s Journal, celui qui pourrait désormais, à lui seul, satisfaire à toutes les exigences. »
Mais la folie de la collection ne va pas s’arrêter aux journaux. Par périodes plus ou moins longues, les quêtes obsessionnelles de Langley (téléphones, pianos, machines à écrire, réfrigérateurs, lampes, ordinateurs dès leur apparition) vont se multiplier, transformant l’appartement en un temple des plus étranges et loufoques, une sorte de grotte urbaine dans laquelle, rapidement, tout est englouti dans un oubli définitif car le désordre rend tout introuvable. Tout, même eux qui, peu à peu, ne trouvent plus de place pour vivre, manger, dormir ! La salle à manger va même accueillir une Ford modèle T, introduite dans l’appartement pièce par pièce et reconstituée par les soins de Langley !
« Un passage étroit entre les ballots de journaux et surplombé par des outils de jardin – bêches, râteaux, un marteau-piqueur, une brouette – tous suspendus à l’aide de fil de fer et de cordes à des pointes qu’il avait clouées dans les murs – mène de son avant-poste dans la cuisine à mon enclave. Il m’apporte mes repas par cette galerie en forme de tunnel. »
L’immense puissance de ce livre – au-delà des éclats de rire et des événements improbables - vient du jeu permanent et fascinant d’aller-retour entre un dedans – la maison des frères Collyer – et les échos d’un monde égrené dans sa chronologie, la rumeur sombre d’un siècle traversé par l’effroi. Echos qui font irruption dans leur univers comme une sorte de chant lointain, parfois joyeux, parfois funèbre.
Gangsters des années 20 et 30, guerre mondiale et horreur nazie, années 60 avec leurs beatniks, effondrement des valeurs d’un monde comme en cette métaphore de Central Park :
« Central Park est enfoui au fond de la Ville. Avec ses étangs, ses bassins et ses lacs, comme si, voyez-vous, il s’enfonçait lentement ? C’était ça mon affreuse impression. Comme si ce parc était un parc englouti, une cathédrale de nature engloutie au cœur d’une ville dressée. »
On pense, avec Doctorow, à une sorte de Paasilinna urbain. Urbain ? Pas sûr : la ville est vécue par nos héros comme un curieux espace rural exilé dans Big Apple.
« Je crois que nous étions tous deux animés d’une sorte d’excitation de gamins, là, dans les premières heures du matin, alors qu’il n’y avait personne dehors dans le pays à part nous et que la fraîcheur de l’air était portée par une douce brise fleurant la campagne, comme si ce n’était pas au long de la 5èmeAvenue que nous poussions nos landaus mais sur une petite route. »
Rien ne peut être dit de la fin. Elle est à l’image du livre … renversante.
Qu’on ne s’y trompe pas. Derrière son grondement baroque, ce livre est un chant désespéré au plus désespérant des siècles de l’histoire. Et du coup ce formidable et absurde éclat de rire apparaît comme un contrepoint structurel.
Un mot encore. Doctorow a composé cette fiction à partir d’un fait divers réel – l’histoire des frères Collyer, collectionneurs compulsifs (névrose portant le nom de syllogomanie !) retrouvés morts ensevelis sous des piles de livres et de journaux !
La littérature est folle. Comme le monde. Ou l’inverse.
Les chefs-d’œuvre sont à ce prix.
Léon-Marc Levy
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