Histoires confidentielles, Pierre Herbart (par Patrick Abraham)
Ecrit par Patrick Abraham le 29.01.20 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres
Histoires confidentielles, Pierre Herbart, Grasset Cahiers rouges
Pour Catherine Gide (1923-2013).
« L’aristocratique Pierre Herbart et moi-même »
Gilbert Lely
« L’escalier », « Castor » et « Peau d’ange » sont trois nouvelles de Pierre Herbart publiées chez Grasset en 1970 dans le recueil Histoires confidentielles puis rééditées dans « Les Cahiers rouges » en 2014. Ce sont peut-être les plus belles pages de cette œuvre si singulière et, pour mon bonheur, si secrète. Herbart, de père bourgeois tombé volontairement dans la clochardise, compagnon de voyage de Gide, mari de la mère de la fille de Gide, gendre de la Petite Dame donc, ex-protégé de Cocteau à qui Gide le chipa, journaliste engagé en Indochine, en Afrique noire, en Espagne (1) et en U.R.S.S., « grand résistant », militant anticolonialiste dépourvu de la moindre illusion idéologique, n’est jamais aussi convaincant, aussi émouvant dans sa désinvolture, aussi profond sous la légèreté apparente que lorsqu’il parle de lui.
Ou mieux, ici, de plus en plus seul après la mort successive de ses amis ou bienfaiteurs (Gide en 1951, Martin du Gard en 58, la Petite Dame en 59, Cocteau en 63…), séparé d’Elisabeth Van Rysselberghe, au seuil de la misère, malade, affaibli par de nombreux excès, ignoré de la plupart des critiques, réduit au rang humiliant d’auteur mineur, de plus en plus étranger à ses contemporains bien que certains des « évènements » de 68 aient été, à leur façon, superbement herbartiens, lorsqu’il se penche sur sa jeunesse et la revit, nous la fait revivre et lui confère une allure d’éternité dans sa fougue, son amoralisme tranquille et sa fugacité.
Ces trois nouvelles sont courtes. La première se déroule en Italie. Le narrateur y raconte une brève rencontre, sur un quai de Porto Nuovo, avec un garçon de dix-huit ans. Le charme stylistique de L’Age d’or, miraculeux récit où il est beaucoup question de camaraderies masculines et qui valut à Herbart les éloges de Camus en 53, réopère : Herbart aura été en son siècle, comme Sandro Penna par sa poésie, l’écrivain le plus limpide, le plus pudique et le moins soucieux d’approbation dans l’évocation toujours délicate (et de plus en plus délicate dans le contexte actuel) des amours garçonnières – des amours, veux-je dire, que caractérise une mince différence d’âge ou qui, même quand les partenaires ont le même âge, n’ont pas vocation à durer ; qui récusent toute désignation, toute assignation. Le Jean qui accompagne le narrateur dans son errance, c’est Jean Desbordes, suppose-t-on, qui avait lâché Cocteau pour suivre Herbart dans son existence aventureuse et qui mourra héroïquement sous la torture de la Gestapo en juillet 44.
On retrouve ce Jean dans « Castor ». Le personnage de C. renvoie sans doute à Cocteau lui-même. Nous sommes à Marseille, cette fois-ci. C. largué, le narrateur et Jean, dans un hôtel, se partagent les faveurs d’une travailleuse sexuelle, comme on dit aujourd’hui, puis se disputent à cause d’elle. Le narrateur décide alors de prendre le bateau pour Alger. Dans le « salon de bord », il croise les regards d’un matelot dont les cils fouettent, Castor, qui le rejoindra dans sa cabine. « Peau d’ange » clôt le recueil. Nous sommes à Montparnasse et rue Pigalle. Herbart a vingt ans : la période où il déambulait nocturnement avec Gilbert Lely vers le métro Blanche et le pont de Caulaincourt en quête de girls de cabaret (2) n’est pas si loin. Deux travailleuses sexuelles jouent un rôle central, encore une fois : Herbart, toute sa vie, aura hésité entre les garçons et les filles, pour ne jamais choisir. Quelle est l’intrigue de « Peau d’ange »? Qu’importe. Elle est infime ; elle compte ou ne compte pas mais l’essentiel est ailleurs – dans ce qui est nommé comme du bout des lèvres, en passant, sans se préoccuper de ce qui en aura été retenu, en phrases parfaites ; dans ce qui est esquissé d’un geste élégant qui s’achève dans le vide, mais qu’on n’oubliera pas.
Douze raisons pour lesquelles j’aime autant les livres de Pierre Herbart :
- parce qu’ils lui ressemblent ;
- parce qu’ils ne sont jamais ennuyeux ;
- parce qu’Herbart écrit maigre et vite ;
- parce que trois ou quatre d’entre eux sont pour moi parmi les plus intrigants, les plus séduisants de son époque ;
- parce qu’il a donné ses lettres de noblesse au déclassement, au refus de la comédie sociale, à la désertion ;
- parce que citoyen en marge à plus d’un titre il n’a jamais rien revendiqué, rien exigé ;
- parce que La Ligne de force enfonce les pompeux Antimémoires de Malraux comme l’a bien vu Bernard Frank ;
- parce que le désir et sa fièvre et la sympathie pour les Echoués s’y expriment comme nulle part ;
- parce que des chambres minables ou lumineuses, des ports, des bars, des bordels, des villages méditerranéens, une colonie pénitentiaire à l’abandon les hantent ;
- parce que ceux qui ont su en reconnaître la grandeur furent eux aussi magnifiques ;
- parce qu’ils déplaisent en général aux personnes qui me détestent ou me méprisent, fâcheux sérieux, lourds, si lourds !
La douzième de ces raisons, amis lecteurs, trop intime, je la garderai pour moi.
(1) Il faillit s’y faire fusiller à cause d’Aragon ; à son retour à Paris, il sonna chez Aragon, qui ne s’en vanta pas, et lui cassa la gueule.
(2) Lire « La Parole et le Froid » de Lely.
Patrick Abraham.
Pondichéry, Inde, décembre 2019-janvier 2020.
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