Histoire du scandale, Jean Claude Bologne, par Michel Host
Histoire du scandale, Jean Claude Bologne, Albin Michel, février 2018, 300 pages, 20,90 €
De la crucifixion aux femen
« …je reste convaincu que la notion de scandale s’est maintenue au cours des âges parce qu’elle correspond à une nécessité de notre culture occidentale, sinon de l’âme humaine », Jean Claude Bologne
« La multiplication des scandales a fini, pour un certain nombre d’électeurs, par jeter le discrédit sur la démocratie représentative », J.C. B.
« … le scandale n’a peut-être qu’une fonction dont découleraient toutes les autres : nous tenir en permanence en éveil… », J.C. B.
« Le scandale ne se résume pas au fait scandaleux : il suppose sa publicité et une réaction du public qui l’intègrent dans un processus dynamique où chaque concept trouve sa place », J.C. B.
Un instant, et pour ne pas rire, imaginons notre monde sans scandale aucun ni jamais. Que, et qui, serions-nous ? Tels des vaches dans leur pré, placides devant ce scandale absolu qui consista à substituer des TGV aux locomotives à vapeur auxquelles elles avaient fini par s’habituer, des ruminants attendant la réforme et le couteau du boucher. Trêve de plaisanteries champêtres ! Jean Claude Bologne, avec son Histoire du scandale, nous donne un ouvrage clé sur un phénomène auquel nous réagissons au quart de tour ou, au contraire ne réagissons pas, ou plus, tant il nous a lassés par ses inéluctables répétitions.
Dans un déroulement chronologique très net, l’essayiste rend compte et analyse les caractéristiques, aspects, allures, effets et fonctions des scandales les plus notables, mais parfois des plus oubliés et surprenants, de l’antiquité grecque (Ve, IVe siècles) à nos jours. Il limite volontairement le périmètre spatial et culturel de sa réflexion à l’Europe et à sa temporalité antique et historique pour une raison compréhensible autant que légitime : « Plutôt que de survoler superficiellement des traditions que je ne maîtrise guère, j’ai préféré approfondir le thème dans l’Occident antique et surtout dans l’Occident chrétien qui a créé le mot et connu une évolution spécifique du concept ». Nous sommes donc les premiers concernés.
Le mot « skandalon » (apparu dans l’Ancien Testament dès le IIe siècle avant J.-C.), est surtout lié, dans le Nouveau Testament, « au scandale fondamental : la mort d’un Dieu sur la croix des esclaves ». C’est là l’archétype du scandale. Il y aura, par la suite, chez la personne scandalisée, toujours quelque chose d’essentiel, voire de « sacré » (un scandale écologique par exemple, ou criminel, ou financier…) qui, dans sa vision de la vie, aura été froissé, violenté, nié… C’est pourquoi, dans la tragédie grecque, le coryphée accompagnait l’action et le discours scéniques de son commentaire extérieur destiné à encadrer d’une manière ou d’une autre l’indignation du public, le plus souvent pour l’orienter vers une prise de conscience. Le concept, donc, connaîtra dans les langues européennes et selon les époques, diverses formulations. Pour le français, par exemple ; hontage… vilenie… esclandre… jusqu’à ce que la boucle se referme sur le terme scandale.
Dans un premier temps, le scandale sera traité par les autorités religieuses, politiques ou autres selon sa nature, ou sa fonction : protestataire, stratégique, nécessaire. Scandaliser, être scandalisé, c’est se confronter, qu’on le veuille ou non, aux limites de l’interdit et de la transgression. Une nécessité, donc, car on y trouvera réponse aux questions fondamentales (ou non) que la conscience personnelle se pose (ou non). C’est un moteur de l’esprit, de son éveil parfois, et/ou de l’action consécutive. Jean Claude Bologne explore toutes les facettes de cette problématique avec une précision chirurgicale, et dans les champs nombreux où le scandale se produit, et dans sa relation au public, et dans la conscience individuelle à tel ou tel moment du temps et de l’évolution des mentalités. Car, en dernier ressort, chaque individu est placé face à sa conscience. Dans cet ordre de pensée « Le pire ennemi du scandale n’est pas la censure mais la banalisation ».
En revenant à l’étymologie à partir des notions hébraïques de môkech (le piège à oiseau) et de mikchôl (la pierre d’achoppement), l’essayiste retrouve l’essence même du scandale : ce qui nous fait tomber (dans le piège) ou trébucher, et nous empêche de poursuivre notre route (la pierre du chemin, fût-elle un minuscule caillou glissé dans notre chaussure). Ces métaphores imprègnent chaque exemple cité, et forment le lien métaphorique le plus clair entre eux.
Il s’avère que, selon l’époque, les motifs du scandale diffèrent sensiblement et même qu’ils changent totalement de signe. Un exemple d’évolution d’hier à aujourd’hui : de l’avortement condamné à l’IVG institutionnalisée. Judicieusement, afin d’être plus clairement saisissable, l’essayiste a sérié les périodes selon le schéma chronologique suivant : la période antique et préchrétienne ; période grecque puis période romaine ; période chrétienne avec le scandale religieux, canonique, moral, sacré et ses traitements divers par les autorités religieuses et morales ; période contemporaine enfin (XIXe, XXe et XXIe siècles) avec de nouvelles figures du scandale. Pour chaque période tentons, à sa suite, d’en extraire exemples significatifs, événements clés et principaux sujets de réflexion.
Dans l’antiquité biblique, Moïse a pu scandaliser Pharaon et les peuples idolâtres ; c’est Dieu (Yahvé) qui piège l’homme et cherche à le perdre plutôt qu’à l’éprouver. La Bible regorge de scandales : des péchés de Sodome au meurtre sanglant d’Abel. Le sang coule dans de nombreux exemples, à commencer par l’extermination des saints Innocents et la crucifixion, dont les échos seront multiples au cours des temps. Les prophètes relaient la réprobation divine et dénoncent le péché : les amis de Job « ne peuvent concevoir que ses malheurs ne soient pas dus à une faute cachée ».
Chez les Grecs apparaît la notion de responsabilité collective, celle d’une cité par exemple (Sodome et Gomorrhe ayant précédé cette « tendance ») (1) : la chose est donc publique, dans la responsabilité et la condamnation, comme à Thèbes ravagée par la peste en raison des péchés du roi Œdipe (2). Avec Socrate, outre le péché d’impiété qui conduira à sa condamnation, a bien été cernée l’introduction d’une dualité dans le scandale ; sa propre maïeutique, qui consiste à accoucher l’esprit de l’autre par la méthode contradictoire, introduit la division dans les esprits, les traditions, la cité : c’est à proprement parler œuvre diabolique, le diable (dia/bolos) étant le grand diviseur. Cette division ne fera scandale que si elle devient publique et introduit la rupture ouverte, la discorde dans la cité. Notion clé dont le catholicisme tirera le premier un excellent profit. Sur un autre plan, au IVe siècle, Platon avec le blasphème opposé à l’euphêmia (la parole propice) et Aristote avec le problème (problema), c’est-à-dire l’obstacle « jeté » en travers du chemin de la raison, amplifieront le champ d’exercice du scandale. Les philosophes cyniques avec Diogène à leur tête, nouveaux professeurs, reprendront le flambeau de la division au profit d’un retour aux lois simples de la Nature : je dois jouir de la lumière et des biens naturels, d’où l’apostrophe à Alexandre – « Ôte-toi de mon soleil ! » – et l’autorisation qu’il s’accorde de se masturber en place publique ! Diogène agrandit donc le terrain du scandale en faisant celui-ci agressif et dénonciateur. L’enseignement philosophique et pédagogique par l’exemple progresse avec lui et ses disciples. Destruction directe des valeurs sociales admises grâce aux travaux pratiques en quelque sorte. L’auteur développe toute une éclairante réflexion sur la fausse monnaie devenant la vraie valeur, c’est-à-dire la valeur nouvelle, celle qui change la société, la fait évoluer, ainsi que le ferait, dans la vision cynique, une soumission plus évidente aux lois naturelles. Diogène, il est vrai, était le fils d’un trésorier public.
Avec Rome, le scandale acquiert la force du crime (Romulus tue son jumeau Remus), entachant ainsi l’acte fondateur de la cité, soit sa délimitation spatiale par un fossé-frontière. Cependant, en franchissant d’un bond cette frontière, Remus n’a-t-il pas « violé la sacralité de l’enceinte » ? C’est l’argument principal de la défense de Romulus qui, devant le peuple (la publicité devient essentielle au scandale), masque le premier scandale, son crime, par l’invention d’un second scandale, le viol de la sacralité. Ne nous approchons-nous pas du scandale religieux ? Scandale primitif dont les Romains eux-mêmes, à commencer par Plutarque, tenteront de masquer, atténuer ou neutraliser l’horreur (Dion Cassius, Tite-Live… et d’autres). Du même pas, « l’appel au peuple (vocare) », la publicité, le facteur émotionnel, l’action judiciaire (équitable ou non) et le juridisme, entrent de manière décisive dans la définition et le traitement du scandale.
La vengeance des dieux est crainte pour la cité, ou une conjuration contre la république, dans de multiples scandales, dont la conjuration de Catilina. Rome et son histoire aideront à préciser les étape successives de la construction du scandale : un fait scandaleux (flagitium), la provocation (provocatio), la rumeur (fama), une dénonciation (protection du dénonciateur), l’enquête et les poursuites, l’appel au peuple enfin (provocatio), toute décision se prenant in fine au nom du Sénat et du Peuple Romains (SPQR) : tout cela, qui ne va pas sans les risques de l’émotion, de l’indignation, de la piété et de la déraison, fut notoirement illustré par les condamnations liées aux mystères de Bacchus (186 av. J.-C.). Quant aux faits scandaleux tenant à la sphère privée, ils ne tarderont pas à être dénoncés ou dissimulés en fonction de l’utilité ou de la nocivité (les instrumentaliser ou non) qu’il y aura à le faire : l’ère religieuse puis l’ère contemporaine approchent pas à pas.
La chrétienté va orienter le scandale de façon apparemment positive. Yahvé faisait chuter le croyant sur une pierre d’achoppement ; cette pierre, le Messie, « pierre vivante », mais non reconnu par les hommes permettra aux croyants de la chrétienté de s’élever dans la foi et de devenir « pierres vivantes » à leur tour. Le témoignage le plus haut en sera le martyre qui permettra au christianisme de traverser les siècles. On ne condamnera plus le scandale en tant que tel : ce serait désavouer le Christ, lui-même sujet et objet de scandale dans son propre martyre : « scandale permanent de sa vie que couronne sa mort ignominieuse », fait que ni la pensée juive ni la pensée païenne ne peuvent concevoir. Les premiers et énormes scandales concerneront donc Marie (sa virginité, alors qu’elle avait épousé le charpentier Joseph, et l’Incarnation) et la crucifixion infamante d’un Dieu-fait-homme que ne sauve pas son père. Le christ, donc, objet de dérision chez ceux qui le refusent, représenté jusqu’au XIIe siècle vivant et triomphant sur la croix chez les chrétiens. Pour soutenir les premiers chrétiens gênés par ces déraisons, saint Paul, retournant les images par la notion de miracle, explicitera la pureté virginale de Marie, et placera « le scandale de la croix au centre de la doctrine chrétienne » : Dieu a choisi la méthode de rachat des hommes, et la résurrection témoigne de sa volonté que les choses soient ainsi. Dès lors « le scandale de la croix est pleinement assumé ».
En découleront des notions nouvelles : celles des bons et mauvais scandales (ceux qui confortent le croyant dans sa foi, ceux qui l’égarent et le trompent, lui fournissent l’occasion de pêcher, mettant ainsi l’Église en danger). Comme rien n’est simple : du scandale utile, bénéfique, au scandale pernicieux ; de la publicité donnée à l’acte scandaleux plus nocive que l’acte lui-même, surtout s’il reste hors de la connaissance publique et de la rumeur, la théologie doit sans cesse mesurer les choses et leurs effets, et peut-être est-ce ici que naît discrètement la notion de casuistique (hypothèse de l’auteur de cet article). « Cette conception finaliste du scandale, qui définit sa justesse par les conséquences qu’il entraîne, est restée celle de l’Église… ».
De là, autre « notion » neuve, le scandale canonique : en 1193, Philippe Auguste, roi de France, sous le pape Innocent III, épousera en deuxièmes noces Ingeburg de Danemark mais la répudiera en pleine cérémonie de mariage pour épouser ensuite Agnès de Méranie : scandale qui s’étend sur 20 ans, met en jeu non seulement les théologiens, mais encore les juristes et le droit canonique fondé par Gratien vers 1140 et resté en vigueur jusqu’en 1917. Dans le cas de Philippe Auguste, le scandale offense publiquement les mœurs et invité le fidèle à pécher, raison essentielle de sa condamnation, le souverain devant être le plus haut exemple. Nous entrons dans une autre dimension du traitement du scandale. « L’occasion de pécher » sera offerte ainsi (et condamnée) par divers souverains et aristocrates au cours du Moyen Âge (l’ivrognerie de Wenceslas Ier de Germanie, la jeunesse « désordonnée » de Richard II d’Angleterre), la publicité des fautes révélant le scandale, dont la matière est « l’occasion de pécher ».
De nouvelles catégories de scandale vont alors se multiplier, l’ancienne et déjà « moderne » publicité qui lui est faite devenant sa « pierre de touche ». Seront pris en compte d’autres notions telles que l’intention, le bon ou mauvais scandale (pureté des meurs cathares s’opposant à la liberté des mœurs de Jésus, les « saintes femmes » qui l’entouraient n’ayant pas toujours été aussi saintes, y compris selon l’Écriture, que ce qu’on a pu en dire…). La vérité de vie (celle sans laquelle on s’interdit la vie éternelle) restera la mesure ultime, celle du dogme, celle qui peut donc être prêchée en toute circonstance, au risque même de scandaliser. Verront le jour les notions de scandale passif, commis sous l’influence d’autrui, ou par faiblesse, et de scandale actif lorsqu’il offre l’occasion de chuter à autrui. Selon Thomas d’Aquin, la punition elle-même est à mesurer à l’aune du péché qu’elle-même peut susciter.
Le scandale religieux, au sens chrétien, va s’étendre encore sur de longs siècles, avec un grand fléchissement lors de la Révolution française, et le coup de grâce lui sera asséné avec l’affaire Dreyfus et l’instauration de la laïcité. De cette très longue période, retenons quelques scandales marquants en ce sens qu’ils auront précisé encore ou amplifié la notion, avec des conséquences particulières dans les mœurs et dans le droit.
En 1440, à la suite d’assassinats et de disparitions d’enfants, d’invocations de démons, a lieu le procès de Gilles de Rais : procès dont l’ampleur reste pourtant limitée, à l’instar de l’image publique du coupable. « Le recours au scandale n’était [donc] pas nécessaire », contrairement à ce qui se passa pour Jeanne d’Arc où le scandale fut nécessaire, car il fallait réduire au silence ses partisans. On voit donc les juges, et non l’accusé(e) faire appel au peuple, le scandale étant une catégorie juridique permettant de mener une enquête sans qu’il y ait d’accusateur. Toutes les manipulations sont donc envisageables : servir une cause, juste ou injuste ; faire servir les faits scandaleux, les instrumentaliser ou non… On se souvient de ce qui se produisit entre les deux tours des élections présidentielles de 2017, le prétendu Pénélope Gate (en français d’époque) ! Le milieu du XVe siècle marque notre entrée dans ce système où le droit s’efface et triomphe la rumeur publique chauffée à blanc, l’opinion si facile à solliciter, à émouvoir, à égarer avec les moyens de communication de notre temps. Nos derniers papes actionnent de semblables ressorts, mais en vain, lorsqu’ils en appellent chaque année à l’opinion mondiale, y compris non chrétienne, pour dénoncer ce scandale de nos guerres et tueries permanentes.
Plusieurs brefs mais denses chapitres mériteraient qu’on s’y arrête davantage :
L’islam, qui avec la fitna, voit l’homme mis à l’épreuve par Dieu. Le schisme, en terre d’Islam (la grande Fitna du VIIe siècle) est tenu pour un non-sens, car c’est le désordre et la discorde que l’on introduit dans la communauté musulmane : exemple le plus frappant, « la scission jugée hérétique de part et d’autre (sunnisme et shiisme) », coupure si grave en effet qu’elle n’a toujours pas trouvé sa résolution, bien au contraire. Une réflexion sur le scandale causé en islam par les mystiques soufisest originale et instructive (avouons n’être pas le plus apte à la comprendre) accompagne ces passages. Mais, après tout, les autorités chrétiennes ne contraindront-elles pas les stylitesà descendre de leurs colonnes et les anachorètesà sortir de leurs grottes ?
Autre chapitre très instructif, celui de la femme dénoncée en tant que telle (parce que d’abord désirable), et « Comme Ève… par essence scandaleuse, beaucoup plus que pour ses actes : les accusations fantasmatiques portées lors de son procès contre une Jeanne D’Arc porteuse de tous les vices imaginables ; Christine de Pisan, mise en jugement pour son savoir, sa culture et ses écrits tendant déjà au féminisme : à l’accusation : « Il n’appartient pas à une femme d’avoir science, et il y en a peu qui en ont », elle ripostera admirablement : « Il appartient encore moins à un homme d’avoir ignorance, et il y en a beaucoup qui en ont ». Elle est prise à partie en tant que femme (discrimination sexuelle), intellectuelle (elle écrit) et politique (elle écrit jusqu’à des « remontrances » aux grands du royaume)… Avec d’autres exemples, Jean Claude Bologne expose que « Le scandale change ici de nature : ce n’est pas un acte en tant que tel qui le crée, mais une personne, par essence, sa conduite fût-elle irréprochable ». Il ajoute : « Le vers est désormais dans le fruit… [Ce seront ensuite] l’homosexuel, le dissident politique, la prostituée, l’usurier, le comédien… ». Souvenons-nous de ce que les comédiens et les musiciens (Mozart et d’autres) furent inhumés dans des fosses communes.
Voltaire, au XVIIIe siècle, dans « L’affaire Calas, l’affaire du chevalier de La Barre » notamment, a retourné l’opinion contre les juges, voyant le scandale dans les procès injustes intentés sur des dénonciations fallacieuses. Il aura précédé notre époque, et si le communiste Georges Marchais faisait rire par sa formule clamée à tout propos – « C’est un scandââle ! » – on n’en notera pas moins la substitution du terme par celui d’« affaire » lorsque le scandale se retourne contre celui qui l’a dénoncé.
Feront scandale encore (nous sommes dans le temps éternel, celui où le Christ chassait les marchands du temple et exigeait que l’on rendît à César et à Dieu leurs biens respectifs, et le nôtre, avec sans doute ceux qui suivront) les affaires de sacralisation de l’argent (affaire Cahuzac, toute récente) et non moins les actuels scandales écologiques, liés pour beaucoup aux précédentes. Viendra la sacralisation de l’enfant. L’auteur traite savamment de ces thèmes actuels et de toujours.
1789 apportera la (démagogique, selon l’auteur de cet article) sacralisation du peuple que Rousseau avait « divinisé », laquelle aboutira à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, parallèlement à la désacralisation de la royauté. D’où que, par une naturelle substitution peut-être, la Convention nationale sera élevée « à la hauteur du caractère divin dont elle est revêtue », tout comme le Dieu des chrétiens se verra remplacé par un Être suprême.
Le scandale protestataire est parfaitement illustré dans le passionnant chapitre que l’auteur consacre au scandale dans l’art. La Bataille d’Hernani verra les protestataires et les partisans du classicisme faire le coup de poing dès que prononcé le premier vers de l’œuvre, puis on dansera autour du buste de Racine en chantant « À bas les classiques ! Enfoncé Racine ! ». Une parfaite mise en évidence de la « pierre du scandale », ce scandaleux enjambement qui unit (ou désunit ?) le premier et le deuxième vers de la pièce. On pouvait donc se battre comme des chiffonniers et néanmoins avoir l’oreille délicate. C’est 1830. Le romantisme est en marche avec Hugo, Berlioz, Delacroix (la Liberté guidant le peuple)… Viendront Manet et son Déjeuner sur l’herbe, son Olympia…Plus tard encore se pratiqueront les arts de l’entartage, de l’enfarinage… : notre époque est à jamais petite, il me semble. Marcel Aymé, vers les temps où l’homme vertueux se suicide (affaire Roger Salengro), aura ce mot terrible quoique bien mal approprié : « La diffamation est pour lui (le régime à l’écoute de l’opinion publique) plus qu’un élément d’équilibre, elle est un principe vital. C’est elle qui sauve les républiques et les garde contre le fléau des hommes irréprochables ». On peut aussi penser à l’affaire Pierre Bérégovoy. Les scandales littéraires (Tzara, dadaïsme et surréalisme), musicaux (atonalité, musique sérielle, dodécaphonisme, ircamification…). Sur ce dernier chapitre, l’auteur apporte cette réflexion conclusive : « La composition musicale, par sa codification extrême, illustre au mieux la problématique de la norme et de sa transgression. Nous voilà donc revenus aux sources mêmes du scandale, la transgression décrite dans la Genèse et punie pour elle-même ». Le chahut d’Hernani ne fut-il pas aussi déclenché instantanément par un scandale d’ordre musical : la rupture de l’équilibre rythmique habituel entre deux alexandrins ?
Nous avons, certes, quoique prolixe, sauté bien des scandales exemplaires, cavalcadé (ma non troppo) par les bois et sentiers ce bel ouvrage si riche, voire complet, et parfaitement documenté : comme toujours chez Jean Claude Bologne, on trouvera une bibliographie et des références impressionnantes. Nous avons laissé de côté bien des anecdotes, des commentaires (notamment d’ordre religieux) et des développements éclairants. Livre passionnant, dont la « vision » nous permet de beaucoup mieux nous connaître : le scandale étudié méthodiquement, chronologiquement, nous permet aussi de mieux comprendre notre Histoire longue, le fond de notre civilisation apparemment au seuil de grands changements, de nous connaître enfin. Il est une excellente grille d’interprétation de nous-mêmes, de ceux qui, en tout cas, savent que l’Histoire n’a pas commencé en 1789 : encore un scandale que cette affirmation aussi absurde qu’un éphémère ministre de l’éducation nationale… Exemple de ces scandales discrets qui n’émeuvent pas les foules.
Parmi les excellentes leçons qu’offre l’ouvrage, retenons-en quelques-unes, telles celles-ci, qui donneront au moins un aperçu de la diversité des champs explorés par l’auteur :
De l’argent : « “Le Christ avait opposé le culte de Mammon, matérialisation de l’avarice, à celui de Dieu, et l’Église a toujours maintenu cette lecture”. Quoique les scandales financiers n’aient pas manqué dans son histoire… ».
L’homme et la nature : « …l’humanité agit sur la nature comme un aveugle tentant de réparer une horloge », Image empruntée à Eugène Huzar (1857).
Freud : « Il souligne l’ambivalence fondamentale des tabous, qui suscitent l’envie de les violer et la peur de le faire ».
Mise à l’épreuve des valeurs sociales : « Le scandale est donc toujours “un moment de transformation sociale” ».
Modernité peureuse : « La peur de la perfection, du sérieux excessif et de la sacralisation est l’une des caractéristiques de la modernité ». Commentaire de l’auteur de cet article : Origène se châtra pour écarter de lui les tentations. Nous ne savons que faire des violeurs, les relâchons dans nos rues où ils lorgnent petits garçons et petites filles !
Les feux de la rampe : « Dans une société où l’on n’existe que par les regards des autres, comptabilisés par le nombre des abonnés ou de followers,le scandale devient une manière de s’affirmer pour tous ceux qui n’ont pas accès aux feux de la rampe ».
La presse : « Dans les périodes creuses, le scandale permet de maintenir un tirage correct ».
Il [l’art] passe d’un ordre à un autre ordre : « Le passage de l’intelligible à l’inconnaissable est “à l’origine de ce sentiment de scandale” ». « Arnaud Labelle-Rojoux a inventé le mot-valise “déméningement” ».
« Pour qu’il y ait véritablement scandale, il faut que l’opinion publique, le vox populi, s’en empare, par le biais d’une instance officielle (tribunal) ou d’un moyen de communication de masse (pamphlet, organe de presse, Internet, réseau social…)… ».
…
Nous pataugeons, en ce XXIe siècle, dans la mare boueuse des scandales, si nombreux, parfois masqués, au point que les détecter est d’une grande difficulté. Nous leur sommes indifférents, ou au contraire sensibles jusqu’à en être obsédés ou submergés. Lire L’histoire du Scandale selon Jean Claude Bologne, permet de s’offrir, outre un ouvrage de référence, un vrai plaisir de lecture, un guide de repérage historique et spatial de ce phénomène universel, et, pour chaque cas, une grille d’évaluation de son importance relative ou absolue.
Michel Host
(1) En fait, tous les habitants de Sodome et Gomorrhe étaient coupables aux yeux de Dieu, il n’a pas puni les innocents.
(2) Dans l’histoire d’Œdipe, seul celui-ci est coupable… et apparemment il n’a pas attrapé la peste qui décime les innocents…
Jean Claude Bologne, né en Belgique, professeur d’iconologie médiévale, écrivain, auteur de près de quarante ouvrages allant du roman, au récit et à la nouvelle pour une part importante ; et pour une part non moins importante, des études, réflexions et essais ancrés dans l’Histoire, consacrés à des sujets de société ou à des méditations essentielles. Il a été couronné des prix Rossel et Marcel Lobet. Pour ses publications proches ou récentes, indiquons ses Dictionnaires : D. commenté des expressions d’origine biblique, Au septième ciel (Larousse, 2005), Qu’importe le flacon… ; D. commentédes expressions d’origine littéraire (Larousse, 2005), Qui m’aime me suive ; D. commenté d’allusions historiques. Tout récemment, chez Perrin, Histoire du couple (2016), chez Albin Michel, Une mystique sans Dieu (2015), Histoire du coup de foudre (2017).
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