Histoire de l’Île, Evgueni Vodolazkine (par Didier Smal)
Histoire de l’Île, Evgueni Vodolazkine, Editions des Syrtes, janvier 2024, trad. russe, Anne-Marie Tatsis-Botton, 320 pages, 23 €
Edition: Editions des SyrtesPour raconter son Histoire de l’Île, lieu inexistant et donc ouvert à tous les possibles, l’écrivain russe Evgueni Vodolazkine choisit une forme à la fois éloignée et proche du roman, la chronique. Ce sont donc trois-cent-cinquante années d’une lente évolution du Moyen Âge à l’époque contemporaine qui défilent en quelque trois cents pages, racontées par divers chroniqueurs au fil des siècles, depuis Nicanor l’Historien jusqu’à Innocent, longue lignée de moines qui racontent leurs époques respectives.
Ils racontent ainsi l’évolution politique de l’Île, avec comme constante et fil conducteur le couple princier formé par Xénie et Parthène, tous deux dotés d’une longévité exceptionnelle et non seulement témoins mais aussi commentateurs. En effet, l’Histoire de l’Île se présente comme étant l’édition complète d’une chronique connue et étudiée depuis son origine, édition sous l’égide d’un certain Philippe, qui a proposé à Parthène et Xénie de donner « leurs avis », « notes [qui] insensiblement ont pris le caractère d’un journal ». Par ces « notes », on glisse doucement d’une réflexion sur la chronique à une réflexion sur la longévité et la modernité, au regard posé par deux vieillards tricentenaires alertes issus d’une autre époque sur l’époque contemporaine, la nôtre.
Cette Histoire de l’Île voit cet isolement géographique parcourir le spectre européen du pouvoir, de la monarchie (éclairée) à la démocratie spectaculaire (comment faire élire un cavalier émérite grâce aux médias) en passant par l’annexion à un Empire (à oublier) et la dictature au nom d’un « Avenir Radieux » (avec interdiction de s’intéresser au passé et au présent, comme de juste). Ces différents régimes semblent défiler sous les yeux du lecteur, montrés avec un humour « tongue-in-cheek » par Vodolazkine sous la plume de moines au style identique qui écrivent parfois en cachette la vérité, quitte à ce qu’elle soit découverte des décennies plus tard dans le conduit d’une cheminée. Ce premier niveau de lecture est plaisant, pour dire le moins, mais ne justifierait guère que l’on célèbre ce roman.
Ce qui le justifie amplement, c’est la réflexion érudite qui le sous-tend sur la nature de l’Histoire et de son écriture, voire sur le rapport qui peut être établi entre le réel et sa représentation. Ainsi Parthène, évoquant l’un des premiers chroniqueurs, écrit-il ceci :
« Les auteurs médiévaux sont généralement anonymes puisqu’ils ne représentent pas leur propre point de vue mais une vision commune inspirée par leur foi. Plus précisément un point de vue général qui serait en même temps personnel.
à la différence de nous autres, gens, si l’on peut dire, de la vieille école, l’homme des Temps modernes a du mal à comprendre comment c’est possible. Le fait est qu’au centre du monde médiéval était Dieu, et qu’au centre du monde actuel, c’est l’homme. Il n’y a qu’un seul Dieu pour tous, alors le Moyen Âge regarde d’en haut, car ce n’est que d’en haut qu’on peut embrasser le monde entier. Son regard reflète le Dieu unique, c’est pourquoi il est unique. A présent que le centre du monde est l’homme, il y a beaucoup de regards – autant que d’êtres humains ». Façon pour Parthène de décréter que la chronique se différencie essentiellement de l’Histoire par la multiplicité possible des points de vue qu’adopte cette dernière – ce dont est conscient quiconque s’est un rien intéressé à l’historiographie.
Environ au milieu du roman, et donc de la présente chronique, c’est le moine Nectaire qui, lorsqu’est ouverte la première Université de l’Île, discute de la nature de l’Histoire avec des professeurs ; selon lui, c’est « la description du combat entre le Bien et le Mal, mené par la main des hommes » ; selon eux, c’est « la chaîne ininterrompue des causes et des conséquences ». Réponse de Nectaire : « cela n’avait aucun sens d’établir de telles chaînes puisqu’elles sont construites à partir de maillons que nous connaissons, alors que la plus grande partie d’entre eux nous sont cachés ». Deux façons de considérer l’Histoire, de vouloir l’écrire et la décrire, sur lesquelles Vodolazkine ne s’étend que le temps d’un bref débat – mais le point de vue de ce « produit intéressant du Moyen Âge » qu’est Nectaire s’explique par la présence de « la prophétie d’Agathon le Préviseur », qui, bien que perdue, plane par-dessus le sens à donner aux événements advenus sur l’Île. Quant à savoir si Vodolazkine tranche entre les deux points de vue, impossible de le dire puisqu’il se fait narrateur absent, laissant seuls les chroniqueurs et le couple princier s’exprimer, laissant donc en suspens la réponse à la question suivante : « Où y a-t-il dans ces chaînes […] la confrontation du Bien et du Mal qui est la force motrice de l’Histoire ? ».
Ce point de vue moyenâgeux maintenu permet aussi une réflexion occasionnelle sur la nature du progrès, sur son impact réel dans la vie de la société ; ainsi, lorsqu’arrive le train sur l’Île, ce constat sans appel : « La locomotive rend les voyages plus confortables, mais les voyageurs n’en deviennent pas meilleurs ». Les moines posent ainsi régulièrement la question du « progrès », ou celui du rapport à la temporalité parfois biaisé qu’entretient le pouvoir, surtout à partir de la « Grande Révolution Îlienne » dont le leader, Cassien, « Altesse Futurissime », est capable d’une sentence telle que « L’Histoire ne doit pas refléter seulement le passé ». C’est plaisant, le lecteur sourit, et c’est d’une intelligence redoutable de la part de Vodolazkine qui incite à la réflexion sur le rapport général à l’Histoire, toujours aujourd’hui (le chroniqueur sous Barbe, quelque part vers la fin du vingtième siècle : « En observant l’évolution actuelle de l’Histoire, je me dis : pourquoi Internet est-il si cruel ? »), voire à l’expression artistique au fil de celle-ci ; Parthène, sur le règne du dictateur (proto-bolchévique pour dire le moins) Marcel (ce nom seul démontre l’humour de l’auteur) : « J’ai toujours trouvé surprenant que le mouvement le plus proche des révolutionnaires ait été précisément le réalisme. C’est d’autant plus étonnant que l’avenir radieux dont ils rêvaient n’avait aucun rapport avec la réalité ».
Ce rapport spécifique se redouble d’une autre réflexion, sur le rapport au réel celle-là, puisque Xénie et Parthène deviennent consultants d’un réalisateur français, Jean-Marie Leclair, qui désire tourner un « biopic » sur le couple princier, La Justification de l’Île. Lorsque celui-ci désire faire admettre la modification d’un événement chroniqué de leur vie, aussi surnaturel soit-il, il le fait par ces mots : « La réalité, ce n’est pas ce qui a eu lieu, mais ce qui, selon toute vraisemblance, aurait pu avoir lieu ». Plus loin, Xénie, confrontée à l’interprétation que Leclair propose de sa relation à Parthène, arrive à cette conclusion : « Il a un scénario, et nous avons notre vie, et ce sont deux choses différentes ». Vodolazkine semble, par cette confrontation entre l’écriture de l’Histoire et l’écriture cinématographique, redoubler la réflexion sur la vérité et le mensonge, incarnée par la double écriture du moine Procope.
Entre l’Histoire de l’Île racontée, non sans humour, et la réflexion sur l’écriture de l’Histoire, le passage du temps voire le rapport établi par toute narration avec le réel, Vodolazkine a su pondérer avec sagesse ses effets, et le lecteur n’a jamais l’impression de quitter l’une pour l’autre, les deux se nourrissant sans cesse, les deux s’étayant avec légèreté. Seul bémol, un ultime chapitre, écrit avec un style différent par « Innocent, moine plein de péchés », dont on comprend qu’il est nécessaire pour mener à son terme l’histoire du couple princier, mais qui… pèche par un aspect journalistique voulu. Mais d’un autre côté, c’est la seule conclusion possible et logique à l’Histoire de l’Île, roman enlevé et intelligent, chronique des soubresauts d’une Histoire qui survit même à quelques pages arrachées.
Didier Smal
Evgueni Vodolazkine (1964) est un écrivain russe spécialiste du Moyen Age, récompensé par de nombreux Prix littéraires.
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