Hervé Guibert ou les morsures du destin, Frédéric Andrau
Hervé Guibert ou les morsures du destin, Frédéric Andrau, Séguier, mai 2015, 344 pages, 19 €
Ecrivain(s): Frédéric Andrau Edition: SéguierLe rendez-vous manqué
Frédéric Andrau aime indéniablement Hervé Guibert. Tout au long de son récit, il salue le talent de l’écrivain, son style, son courage, il apprécie et mesure justement ses qualités de photographe. On ne s’investit pas dans une entreprise biographique de ce genre si l’on n’éprouve pas pour celui à qui l’on consacre plusieurs mois de travail, un minimum d’estime et d’admiration. Et c’est avec passion, mais le regard clair – ainsi que le signale la quatrième de couverture – que Frédéric Andrau nous propose de revenir sur les morsures du destin d’un des écrivains les plus marquants de la fin du XXe siècle.
Force est de constater que les sentiments les plus louables et respectables ne suffisent pas à faire un bon livre. Frédéric Andrau a beau exprimer une empathie certaine pour l’œuvre de l’écrivain-photographe, ce dernier ne paraît être tout au long du livre qu’un « sujet » duquel le biographe tente de s’emparer sans avoir préalablement saisi l’ampleur de la tâche qui l’attendait. Andrau suit Guibert à la trace, mais Guibert lui échappe toujours. Avant lui, François Buot et Christian Soleil s’étaient essayés à cerner le « personnage ». Les deux tentatives – que Frédéric Andrau ignore totalement – avaient été il est vrai peu concluantes. Les approches convenues des deux biographes avaient dessiné les contours d’un portrait sans relief, nourri des clichés que les médias avaient avant eux déjà largement diffusés.
Il n’est manifestement pas aisé de raconter Hervé Guibert : l’auteur du Mausolée des amants s’y est d’ailleurs employé lui-même durant la quasi-totalité de son œuvre. Il a fait de sa vie un roman et a nourri ses romans de sa vie. Le double piège auquel personne n’a encore échappé consiste soit à se cantonner à une mauvaise paraphrase, soit à tenter de discerner le vrai du faux dans les livres d’un des plus grands « autofictionnistes » français. Dans les deux cas, comme aurait dit Leiris, on pense avoir saisi sa « proie », alors qu’on s’est seulement au mieux emparé de « l’ombre ». Car il y a toujours eu entre la vie et l’écriture guibertienne une frontière, aussi ténue soit-elle, que les biographes s’acharnent à ne pas saisir : la littérature. Frédéric Andrau met pourtant en garde le lecteur : il est difficile de savoir ce qui est fiction et ce qui ne l’est pas (p.208), mais prend paradoxalement pour argent comptant des propos tenus dans Mes Parents, A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie ou dans Le Mausolée des amants. Construire un discours qui se veut factuel à partir des textes littéraires de l’écrivain, c’est méconnaître l’essence d’un des enjeux de son travail. Lorsque Frédéric Andrau remarque, à la fin de son ouvrage, que Guibert a joué le jeu d’une transparence et d’une honnêteté totales (p.316) dans son journal, lorsqu’il fait de ce texte publié de manière posthume une véritable bible de l’intimité (p.43), il se trompe. Ce livre, comme tous les autres, a été retravaillé par l’auteur, il en a sélectionné les passages, certains ont été retirés, l’ordre a probablement été réagencé, des parenthèses ont été ajoutées lors de la dactylographie. De même lorsqu’il déclare qu’il a voulu privilégier le témoignage au style (p.247) dans A l’ami, il se méprend. La construction dramatique du premier tome de la trilogie du sida qui vise à transformer le vécu en matière romanesque ainsi que le style bernhardien qui caractérise certains chapitres en attestent. Guibert avait, qui plus est, déclaré lui-même à propos de ce livre : Je tiens au mot roman. Mes modèles existent, mais ce sont des personnages. Je tiens à la vérité dans la mesure où elle permet de greffer des particules de fiction comme des collages de pellicule, avec l’idée que ce soit le plus transparent possible. Mais il y a aussi des grands ressorts de mensonge dans ce livre (1). Raymond Bellour qui connaissait Hervé Guibert et son œuvre, avait écrit très justement : H.G. trompe […] ses lecteurs (qui le savent, le supposent et en jouissent) en ne leur avouant jamais comment et jusqu’à quel degré ils sont manipulés, dans ce balancement poreux entre vie et fiction, qui confère à l’invention les apparences de la vérité autobiographique et documentaire (2).
A ce problème de fond, s’ajoutent des erreurs d’intentions. Frédéric Andrau attribue à l’écrivain des projets qui, semble-t-il, n’étaient pas les siens. Des premières aux dernières pages, le biographe avance que Guibert a voulu exploiter sa propre mort (p.23). Guibert a indéniablement fait du vécu la matière de ses livres. Mais il n’a pas attendu de se savoir mourant pour s’écrire. Son projet, l’écrivain-photographe l’a lui-même défini, en employant les mots de Montaigne : faire de soi-même la matière de ses livres. Le sida n’est venu que radicaliser un peu plus encore certains systèmes de narration, de rapport à la vérité, de mise en jeu de [lui]-même au-delà même de ce qu’[il] pensai[t] possible (3). Il n’a donc pas à proprement parler exploité quoi que ce soit, mais simplement mené un projet à son terme. Cette nuance n’est pas un détail.
Un autre des exemples d’erreur d’intention se manifeste lorsque Frédéric Andrau évoque Suzanne et Louise (1980). Selon le biographe, le « roman-photo » mettant en scène ses grand-tantes serait la marque de la volonté de servir son œuvre, de laisser ce livre unique comme preuve d’une imagination foisonnante, d’un talent hors norme, inédit (p.74). Hervé Guibert était beaucoup plus spontané que cela et avait totalement conscience que son projet n’avait rien d’inédit puisqu’il avait lui-même rédigé, en 1978, dans les pages du Monde, un article sur Duane Michals à propos de qui il écrivait : Et ces pages sont parsemées de toute une graphie fascinante : petit fils bleus incrustés dans le vélin des pages de garde, texte manuscrit de Michals, avec ses ratures, ses gribouillis, ses numéros […] qui raniment sans cesse l’attention et l’intérêt, un peu comme au théâtre, quand un acteur se met à avoir un « blanc »(4). Autant d’éléments dont Guibert, qui n’a jamais eu le fantasme de la modernité, de l’invention littéraire (5), s’inspire afin de forger son œuvre singulière.
Quelques éléments, qui pourraient apparaître comme anecdotiques, laissent dubitatif le lecteur un tant soit peu attentif (6). On le sait, Guibert en se mettant en jeu, en devenant le personnage principal de ses romans, entraîna avec lui ses proches. Ils étaient la plupart du temps désignés par une initiale ou un pseudonyme qui ne dissimulent plus personne depuis longtemps. On s’interroge alors, par exemple, de voir disparaître Philippe Mezescaze sous l’initiale P. (p.36) puis devenir un peu plus tard Philippe M.(p.330) quand celui-ci a probablement rédigé certaines des plus belles pages jamais écrites sur Hervé Guibert (7). Quelle est par ailleurs cette éthique (p.174) que Frédéric Andrau s’est fixée, cettedimension (p.306) à laquelle il s’est toujours promis de ne pas céder quand il évoque les soirées entières que Guibert aurait passé dans les buissons plus ou moins ardents (p.39) avec d’autres garçons,l’onanisme qu’il préférait pratiquer à huis clos plutôt que de perdre du temps et de l’énergie à traverser la ville pour aller à la rencontre d’une jouissance éphémère (p.40) ou encore la douleur et les réactions du père lors de l’enterrement de l’écrivain qui – quoi que romanesques et éminemment guibertiennes – n’en restent pas moins insignifiantes et inutiles quant à la connaissance de l’écrivain.
On déplore par ailleurs des phrases qui ne rendent pas compte de la relation qu’Hervé Guibert entretenait avec Thierry, son amant et Christine, qui deviendra sa femme : […] ce trio de choc n’est autre qu’Hervé Guibert, son amour T et l’amie C de ce dernier, mère des deux enfants de T et « épouse » tardive et convenue d’Hervé Guibert. Un mariage ficelé pour que l’écrivain puisse avoir une héritière afin de veiller sur son œuvre (p.99). Andrau n’a manifestement pas compris que ce mariage était un mariage d’amour, en dehors de toutes conventions, mais indiscutablement un mariage d’amour : pour Thierry, Christine et leurs enfants. On déplore des jugements de valeur non argumentés tenus sur certains des écrits de Guibert. Ses textes de jeunesse sont ainsi qualifiés d’œuvrettes (p.45) alors qu’ils ont encore aujourd’hui une force subversive que beaucoup ne supportent toujours pas.
A propos de Vous m’avez fait former des fantômes (1986), roman il est vrai dérangeant, Frédéric Andrau note : C’est, assurément, une littérature qui peut choquer, mais c’est de la littérature « tout de même » (p.180). Quel est de sens ce mais, de ce tout de même en italique. La littérature ne devrait-elle être que le reflet des esprits bien-pensants, des petits bourgeois et des conformistes ? On déplore enfin certains propos gênants qui dépassent le seul cas Guibert : Personne ne savait encore que le virus du Sida allait apporter à ceux qui en étaient affectés, la reconnaissance du public et, bientôt, une incontestable notoriété. Personne, sauf peut-être Guibert… (p.131). Qui ce « ceux » désigne-t-il ? Guibert aurait-il été assez cynique pour miser sa réussite littéraire sur « l’exploitation » du Sida ?
A cela s’ajoute hélas encore ce que l’on pourrait considérer comme une erreur méthodologique : l’absence totale de notes. Frédéric Andrau a interrogé les proches de l’auteur, remerciés en fin d’ouvrage, afin d’approcher l’homme que Guibert fut. Certains des propos rapportés ne sont attribués à personne. Quelle valeur leur accorder puisque l’on ne sait souvent pas qui les a prononcés, s’ils sont extraits de ces rencontres, s’ils sont de Guibert lui-même. Quelles sont les sources, les documents consultés dont on pourrait éventuellement vouloir retrouver la trace ? Qui est l’auteur de cette étude universitaire qui a parlé d’un pouvoir prophétique de l’écriture qui aurait agi sur la vie de l’auteur (p.46) que le biographe contredit sans jamais le citer (8) ?
On passera enfin sur les erreurs factuelles, voire même sur les contre-sens qui touchent à l’interprétation de certaines œuvres de Guibert ou à sa personnalité : « complaisance », « narcissisme », « étalage intime » et autres « morbidité » et « perversité » ne véhiculent que des clichés sur l’écrivain et l’écriture de soi en général, usités et usés depuis longtemps…
Nous le disions pour commencer : Frédéric Andrau aime indéniablement Hervé Guibert. Certes. Ne lui retirons pas cela. Mais il n’est pas sûr que Guibert aurait aimé le livre qu’il lui consacre. Les guibertiens, ceux qui connaissent et fréquentent son œuvre depuis longtemps seront assurément déçus. On renverra tout simplement les autres, ceux qui voudraient rencontrer l’écrivain, aux livres qu’il a lui-même écrits. Ils le contiennent tout entier !
Arnaud Genon
(1) Hervé Guibert, La vie sida, entretien avec Antoine de Gaudemar, Libération, 1er mars 1990
(2) Raymond Bellour, Vérité et mensonges, Le Magazine littéraire, février 1992, p.69
(3) Hervé Guibert, La vie sida, entretien avec Antoine de Gaudemar, Libération, 1er mars 1990
(4) Hervé Guibert, La Photo, inéluctablement, Gallimard, 1999, p.41
(5) Hervé Guibert, Hervé Guibert et son double, propos recueillis par Didier Eribon, Le Nouvel Observateur, 18 au 24 juillet 1991, pp.87-89
(6) Etre un lecteur attentif est le plus grand hommage que l’on puisse rendre à un écrivain
(7) Philippe Mezescaze, Deux garçons, Mercure de France, 2014
(8) Il s’agit de l’article de Claire Pépin, Pouvoir d’action prophétique de l’écriture guibertienne, www.herveguibert.net.
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