Hémon, suivi d’Antigone, Silences et Loin la langue, Bernard Fournier, éditions La Feuille de Thé (par Murielle Compère-Demarcy)
Hémon, suivi d’Antigone, Silences et Loin la langue, Bernard Fournier, éditions La Feuille de Thé, 2019, 76 pages, 20 €
Hémon – le fiancé d’Antigone, dont l’amour fut sacrifié par celle qu’il aimait et qui l’aimait, au nom du devoir moral fraternel –, telle est la figure sur laquelle le poète Bernard Fournier a choisi d’orienter l’objectif de son attention pour ce nouveau recueil publié aux éditions La Feuille de Thé. Après l’écriture d’une biographie consacrée à l’un de ses auteurs de prédilection, Jacques Auberti (Métamorphoses d’Audiberti, éd. du Petit Pavé), Bernard Fournier nous plonge dans l’univers d’une figure symbolique, de même trempe que ces personnages directement ou indirectement fondateurs de notre civilisation en en révélant les limites et les excès au travers de récits mythiques et/ou dramaturgiques. La première édition du poème Hémon, nous précise-t-on, a été réalisée sous la forme d’un livre d’artiste avec Valérie Honnart toujours à la Feuille de Thé, et le poème Loin la langue, qui en constitue le dernier volet, a été publié par Daniel Martinez dans la Revue Diérèse en 2018.
Bernard Fournier utilise une légende de la mythologie grecque populaire et exploite, dans l’espace poétique, le potentiel dramatique et moral d’une tragédie par le biais de l’un de ses protagonistes laissé par l’Histoire dans l’ombre mais néanmoins emblématique.
Rappelons les faits : après avoir été promis à Ismène, la sœur d’Antigone – nous rappelle Sophocle –, Hémon devient le fiancé de cette dernière. Hémon se suicidera après la mort d’Antigone condamnée par son oncle et roi de Thèbes, Créon, pour avoir désobéi à la loi royale en enterrant son frère Polynice.
Le personnage d’Hémon – emblématique de la complexité de la nature humaine –, par ses interventions comme antagoniste de grandes figures (en l’occurrence Antigone mais aussi Œdipe et Thésée), par ses traits contrastés (Hémon incarne tantôt la prudence politique, tantôt la Raison d’État sous sa forme la plus despotique) – en fait une figure tragique. Aussi une source d’inspiration. Hémon ne symbolise-t-il pas aujourd’hui ces personnes aimantes/aidantes dont la résistance du devoir moral se heurte quelquefois au pouvoir arbitraire, verrouillé par la loi voire l’exécutif ? Le poète Bernard Fournier transcrit en textes poétiques la béance du non-dit entre deux êtres qui s’aiment (Hémon, Antigone) dont les « Silences » font trembler une brèche où s’engouffre leur parole en même temps qu’elle tente de les nouer par un dialogue aussi difficile que douloureux. Comment dire (du côté de la « coupable » Antigone condamnée par la Raison d’État), comment comprendre (au sens de « prendre avec soi ») l’Autre lorsqu’il se montre prêt à renoncer à l’amour qui vous lie à lui au nom de valeurs qui forment le socle de l’humanisation : l’amour fraternel, la piété ?
Récemment, dans Recours au poème, Estelle Fenzy évoquait cette béance du non-dit au sujet du livre de Claudine Bohi, Un Père, et remarquait : « Seuls les mots ont ce pouvoir de rejoindre ce qui était à distance, ce qui était silence. Là sont les retrouvailles ». Sont-ce ces retrouvailles que permettent les mots du poème de Bernard Fournier ? Retrouvailles d’Antigone et de son fiancé Hémon, au-delà de noces de sang bouclées par la mort des deux amants vaincus par une réalité sociale qui les dépassa en même temps qu’elle tua la possibilité de leur amour ? Retrouvailles par-delà l’histoire d’Hémon avec la langue (« la langue muette », étrangement étrangère) outre-l’enfance, outre-tombe.
L’originalité du recueil de Bernard Fournier est de focaliser l’attention et son inspiration poétique, non sur Antigone, mais sur son fiancé Hémon. En outre, de transcrire en écriture poétique et non dramaturgique la dimension du mythe. Enfin, par le traitement de la crise (nœud tragique) et l’interprétation (ouverte) que la transfiguration poétique propose (interroger la langue en même temps que le poète « appelle Antigone »).
Quelle porte de secours à part celle du cri intérieur pouvait trouver Hémon, habité par ses propres convictions incompatibles avec celles de sa fiancée ? A-t-on assez parlé de lui, de sa douleur ? L’ombre d’Antigone n’a-t-elle pas effacé l’incommensurable et ineffable douleur d’un homme en prise avec la puissance de son amour et les valeurs entières, radicales, de celle qu’il aime, prête à se détourner de lui pour ne pas trahir ses convictions morales, ses valeurs profondes personnelles ? Le poète Bernard Fournier enfin, ne tend-il pas à Hémon la main de ses poèmes vers ce qu’aujourd’hui nous nommons la promesse de résilience ? Le poète nous donne à entendre avec force la voix d’Hémon, fiancé de « la terrible Antigone » :
Crie, Hémon, pour la folie d’Antigone,
Crie et pleure Antigone
Pleure peut-être aussi pour toi et pour les hommes voués au malheur
Voués au destin sous le ciel indifférent ;
Le poète fait entendre aussi la voix des femmes par la médiation d’Hémon :
Elle savait qu’elle ne survivrait pas,
Elle avait l’âme d’une martyre
Du martyre de la femme, de toutes les femmes
Martyre des hommes aussi ;
Comment ne pas percevoir la résonance d’une telle figure symbolisant, à sa façon et par écho, la force de résistance ? Comment ne pas entendre la résonance d’un tel conflit avec le combat des femmes et des hommes d’aujourd’hui ? Bernard Fournier pose simultanément la question essentielle du statut, du pouvoir, de la résonance de la langue : comment la langue par la force des mots (ne) peut (pas) parvenir à dénouer une situation tragique (Antigone versus Hémon en l’occurrence, mais aussi en toute tragédie, en toute réalité existentielle ; comment la langue constitutive et transcendant notre condition humaine, peut-elle dire, délivrer une part de lumière dans l’ombre jetée en énigmes par le sphinx de son immense-insoluble en son entièreté-mystère ? Si « Hémon n’a rien entendu de la bouche qui s’est ouverte », le poète interroge : « Je demande quel est ce choc / de mots contre l’armure des hommes ? ».
Quelle est ma langue ?
Quelle est cette langue ?
Quel est cet idiome qui m’est étranger
qu’on ne m’a pas transmis
Comment le fleuve charrié via le langage originel de la vie / via la vie du langage persiste en nous à quelque part se taire ; comment « (c)e taire » peut-il dire en ses alluvions ce qui s’est fracturé/ brisé/ déchiré/ fracturé/ disloqué dans le logos du Temps contre la falaise effritée de l’existence ?
Rocs et vaches dans le même lit
Pierres et routes ensemble dans le taire
Les messages d’humanité perçus par le canal du poème suffisent ici à légitimer la tentative de réhabilitation d’un personnage tragique (Hémon) laissé quelque peu dans l’ombre. La langue – jusqu’en ses gouffres, sa blancheur insondable, la langue-Antigone (« J’appelle Antigone ») – est ici invoquée /convoquée / interpellée
Existe-t-il un cimetière pour les phrases inachevées ?
Les non-dits ont-ils un recueil, un lieu où se recueillir ?
Sait-on quelles fleurs elles auraient pu faire naître ?
« Comment s’approcher des ombres / sans crier gare », demande le poète Bernard Fournier. Dans Hémon, les ombres fortes nous touchent, nous projettent dans « ce bruit que fait le cœur quand il s’émeut », jusqu’au sublime qui nous tient bouche tremblante sur le bord d’un monde fermé, à « ouvrir d’un œil clair ». Le lecteur s’y avance, sans crier gare, bravant la langue comme le poète réveille les mots.
Murielle Compère-Demarcy
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