Héloïse, ouille !, Jean Teulé
Héloïse, ouille !, Julliard, mars 2015, 352 pages, 20 €
Ecrivain(s): Jean Teulé Edition: Julliard
Qui d’autre que Jean Teulé aurait osé lever le voile et la soutane sur les amours charnels des deux figures mythiques du XIIe siècle, Héloïse et Abélard ? Et qui d’autre que lui aurait su le faire de manière aussi crue et dévergoigneuse ? Confiée par son oncle le chanoine Fulbert aux bons soins pédagogiques du plus grand, du plus célèbre et adulé philosophe de son temps, de vingt ans son aîné, maître Abélard, la très jeune, très belle, très intelligente et très dégourdie Héloïse va bénéficier jour après jour d’un enseignement particulier, voire très particulier. Là, où les historiens notent pudiquement un an et demi à deux ans de relations amoureuses, la plume débridée de l’écrivain plonge dans les délices des turpitudes et folies érotiques de deux êtres dévorés par la passion. Il se livre à l’exercice avec un plaisir jubilatoire, un humour féroce et une liberté de style qui mêle avec gourmandise et provocation le plus poétique et le plus trivial. Une langue aux accents moyenâgeux, ponctuée de phrases, apartés populaires très contemporains.
Un livre de cul ? Oui, pour les deux tiers, mais quel cul !
À titre d’exemple :
« Il pousse la soie jusqu’aux épaules de la fille dont il contemple le dos, la taille fine, le joli cul, et la baise en regardant sa bite coulisser en elle. Il la hurtebille à la sauvage. Ramoneur, le précepteur housse le conduit de sa ravissante élève. La chatte en haut, la tête en bas, parce que s’étant ensuite posée sur les coudes puis les épaules, en toute honnêteté et sans rien d’infâme, la scolare écoute le maître dire pour toute prière à voix basse : – Dieu s’est introduit dans mes génitoires » (p.39).
Génitoires qu’il perdra, comme chacun sait, lorsque l’oncle aura découvert le pot aux roses et le fera châtrer. Jean Teulé dans la suite du roman reste fidèle à la version historique de la vie des deux amants et fidèle aussi à sa capacité à se saisir d’un détail véridique pour le grossir, l’illustrer avec paillardise et vigueur dans une vision souvent très rabelaisienne. Ainsi en est-il du passage d’Abélard à l’abbaye de Saint-Gildas de Rhuys où il est avéré que les moines bretons avaient des mœurs relâchées. Superbe aubaine pour transformer le lieu en un « hénaurme » lupanar ouvert à toutes les débauches et orgies. Quant aux deux procès du concile de Soissons et de Sens, l’auteur n’y va pas de main morte pour brosser le portrait de prélats corrompus et ronds comme des barriques au moment de rendre leur jugement.
Le roman prend au détour des pages une tournure de farce avec l’apparition de personnages secondaires mais irrésistiblement comiques. La sœur et le frère portiers en sont un parfait exemple, l’une accumulant les gaffes, le second, un « cathare bulgare », obsédé par le fondement des chèvres et appelant l’abbé avec le plus rude accent breton « Ablord, couic-couic ».
On rit, on s’esbaudit, on rougit aussi parfois…
Mais le livre que Jean Teulé qualifie lui-même « d’obscène » n’oublie pas d’aborder des thèmes aussi actuels que ceux de la liberté d’expression et de l’amour libre. Les idées « modernes » d’Abélard en matière d’éthique et de théologie s’inscrivent dans le début d’un siècle qui va s’ouvrir aux philosophes grecs, arabes et connaître un bouleversement dans l’architecture avec l’émergence du gothique et la construction de cathédrales. Son apologie de la femme et sa conviction que celle-ci doit recevoir la plus savante des instructions se concrétise dans la fondation du Paraclet, première abbaye destinée à des femmes et dotée d’une règle spécifiquement féminine. Héloïse, enfermée malgré elle au monastère dont elle deviendra grâce à son intelligence et ses connaissances une abbesse respectée, ne reniera jamais son amour pour Abélard et les plaisirs de la chair puisque selon elle, il n’y aurait pas de faute morale à tomber dans la luxure quand c’est par un effet de l’amour et non par perversité. Et là où dans ses lettres, dont le romancier nous livre des extraits choisis, Abélard se confond en bondieuseries et déclare que son amour n’est que de la concupiscence la plus brutale, Héloïse lui répond en parlant de désir tant intellectuel que sexuel et identifie, tout en l’assumant, la diversité des sexes. Évidemment sous la plume de Jean Teulé la mise en bouche devient : « Héloïse commence à en avoir ras la moule de son devenu cul béni de mari ! Alors, de ses commentaires, elle ricane parfois en lisant la nouvelle missive reçue qui, dès le début, l’engueule » (p.284).
On comprend de quel côté penche le cœur de l’écrivain et quel plaisir jouissif il a pu prendre à faire revivre dans toutes les positions physiques et intellectuelles une femme aussi exceptionnelle. Livre, ô combien osé, sans jamais verser dans la pornographie, glorification de l’amour sexuel le plus total,Héloïse, ouille ! flanque une sacrée pêche.
Catherine Dutigny/Elsa
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