Héliogabale, Drame en quatre actes, Jean Genet (par Patrick Abraham)
Héliogabale, Drame en quatre actes, Jean Genet, Gallimard, mars 2024, 105 pages, 15 €
Ecrivain(s): Jean Genet Edition: Gallimard
Sans être passée inaperçue, la récente publication de la pièce inédite de Genet, Héliogabale, n’a pas eu le retentissement escompté par les admirateurs de l’écrivain. L’œuvre de Genet serait-elle aujourd’hui considérée comme datée, trop circonscrite par une époque, ou, close sur elle-même, n’aurait-elle plus rien à nous dire ? Ou ce relatif silence, ces articles convenus auraient-ils leur source dans le malaise que l’auteur, ses livres, pourtant somptueux et défricheurs comme avec Proust de terras incognitas de la sensibilité, et ses engagements politiques continueraient d’entretenir ?
Dans une remarquable préface, François Rouget éclaire la genèse et les conditions de la redécouverte de cette pièce, proposée à Jean Marais en 1943, qui n’a pas été séduit, et jamais représentée. Genet est une nouvelle fois emprisonné en avril 1942, pour un délit mineur, à la Santé d’abord puis à Fresnes où il restera jusqu’en octobre.
Il écrit Le Condamné à mort qui émerveillera Cocteau et déclenchera la suite d’interventions qui lui permettront de sortir de captivité et d’éviter la « relégation ». Il travaille à son premier « roman », Notre-Dame-des-Fleurs, que corrigera François Sentein et qui suscitera l’enthousiasme de Sartre et l’emballement plus craintif de Julien Green. Il compose trois pièces que l’on jugeait perdues, dont la version initiale de Haute surveillance. Nous avons connaissance d’Héliogabale grâce à un manuscrit retrouvé à la Houghton Library.
Comme le note le préfacier, l’adaptation de mythes antiques et la résurrection théâtrale de figures éminentes de l’histoire romaine est au cœur de l’activité de divers dramaturges depuis les années 30. Le personnage d’Héliogabale, par ailleurs anarchiste couronné, a captivé Artaud qui lui a consacré un essai inclassable en 1934. En 1905 et 1911 déjà, Alderswärd-Fersen, dans ses Messes noires et son recueil Paradinya, s’était nourri de sa trajectoire brève, grandiose et infamante.
L’intérêt pour Varius Avitus Bassianus de Genet, lecteur vorace dès l’adolescence, ne surgit donc pas de nulle part au printemps 42. Il s’inscrit, sinon dans une mode, du moins dans une tendance. Genet veut plaire tout en s’attachant à dérouter, voire à déplaire, et pour cela il lui faut frapper fort en répondant et ne répondant pas à une attente. Héliogabale, inverseur de valeurs comme le seront plus tard dans leur pratique du « mal » et leur élection négative Mignon, Harcamone, Querelle et Erik Seiler, constituait pour lui par sa démesure, ses contradictions et sa mort honteuse à dix-neuf ans à peine, annoncée dès les premières répliques, un pré-texte idéal.
La pièce, en quatre actes, impeccablement construite, se déroule sur une journée selon les codes tragiques et en des lieux reclus. Le dehors, c’est-à-dire Rome noyée sous la pluie, avec son peuple et ses légions grondantes, menace. Mais le danger pour le successeur et fils présumé de Caracalla ne se situe pas seulement derrière les murs de l’enceinte palatiale puisque, dès l’acte I (« une salle du temple »), sa grand-mère, Julia Maesa, agissant pour son second petit-fils Sévère Alexandre et par ambition personnelle, et sa tante décident de l’éliminer, sans se salir les mains, confortées dans leur projet par un oracle opportun.
Dans l’acte IV (« le réduit des domestiques »), selon un enchaînement implacable, on assiste à l’assassinat de l’adorateur du soleil et de la pierre phallique d’Émèse, égorgé dans les latrines par son amant de vingt ans Aéginus, ex-cocher de cirque, alors que les légions envahissent le palais. Les actes II (« la chambre d’Héliogabale ») et III (« la salle des échos, dite du Septentrion »), toujours d’après les lois de la machinerie tragique, retardent le dénouement sanglant et le rendent inéluctable.
Genet a recréé avec maîtrise la complexité supposée de son personnage, miroir réinventeur de lui-même à plus d’un titre. Dieu vivant, il s’évertue à obscurcir la divinité en lui mais refuse de se laisser réduire à une dimension humaine. Il règne sur le monde et méprise le pouvoir, dont la vilenie, la comédie et la dérision ne lui échappent pas et qu’il avilit avec opiniâtreté. Comme le bateau rimbaldien, une ivresse dionysiaque l’anime et, par ses gestes et ses paroles, il précipite son anéantissement, qu’il redoute en en jouissant à l’avance. Son goût affiché pour les voyous, les quartiers louches et le travestissement (comme chez Jean Lorrain, son plus splendide héritier littéraire moderne !) déconcerte, effraie et le voue là encore à un opprobre fatal.
La « mise en abyme », des Bonnes au Balcon et aux Paravents, occupera une place centrale dans la dramaturgie genétienne. Cette spectacularisation transparaît à travers le comportement et les postures du jeune empereur au visage troublant, au fin duvet, à l’énigmatique demi-sourire, aux yeux pénétrants (je renvoie bien sûr au buste du musée du Capitole), incertain de son identité comme Louis Culafroy qui deviendra Divine, moins gay que gender fluid selon nos normes, monarque queer ou vestale camp comme on voudra, et à travers les manigances de ses adversaires, soucieux ou plutôt soucieuses d’incarner le rôle que le destin, croient-elles, est en train de leur attribuer.
En ce sens, Héliogabale formule de manière étonnante les thèmes, les fixations et les variations des pièces à venir.
Un mot sur la langue : sa simplicité décevra peut-être. Au baroquisme, à l’enchevêtrement syntaxique, à la luxuriance lexicale et aux images audacieuses des cinq « romans » se substitue un style plus dépouillé, plus classique, presque « blanc » par endroits, chargé cependant de grâce poétique : rappelons que par cette pièce Genet visait à une efficacité immédiate.
J’espère l’avoir fait saisir : œuvre matricielle, mineure sans doute, mais certes pas œuvrette négligeable, Héliogabale, malgré des faiblesses (l’auteur de Miracle de la rose cherche sa voie et sa voix) et quelques anachronismes un peu appuyés, mérite la lecture – et davantage. Genet prétendra, par dandysme ou pudeur, s’en être vite désintéressé et en avoir détruit le manuscrit.
Nous avons la preuve qu’il n’en fit rien.
Patrick Abraham
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