Hautes Huttes, Gérard Pfister (par Marc Wetzel)
Hautes Huttes, juin 2021, 384 pages, 19,50 €
Ecrivain(s): Gérard Pfister Edition: Arfuyen
« – Ouvre l’œil –
dit la voix
laisse venir l’inconnu
de quoi aurais-tu peur » (393)
Puisque la poésie de ce recueil est ambitieuse (comme une parole de conversion à la véritable présence), ample (mille denses poèmes, organisés – comme le livre précédent de l’auteur – en dix « centuries » de quatre vers, cohérentes et dynamiques) et profonde (le temps, le silence, la lumière, l’espace, la mort, l’apparence, le hasard… ne sont pas là pour faire valoir leurs jolis mots, mais une voix franche et pressante tente, en déduisant leurs jeux les uns des autres, de nous les faire voir mieux – plus nativement, plus sérieusement, plus complètement, et d’abord plus admirativement !), le commentateur dit ce qu’il a compris, mais laisse trouver aux lecteurs leur clé de cette aventure.
« Nous n’étions
qu’un unique désir
si profond
que nous l’avons oublié » (792)
Une voix est en effet là, d’un bout à l’autre du livre, toujours vigilante, toujours à la relance, toujours sobre et nette, et qui nous répète « simplement » : voyez mieux (ce qui est autant que ce qu’on vous fait être), renoncez à la peine (649), cessez de vous préférer à la vie (673), écartez le rideau du faux ciel et de son bleu trop parfait (699) – diatribes qu’on recevrait en même temps d’un Epictète et d’un maître Eckhart. Et ce poète nous écrit comme cette voix lui parle, en un seul constat lancinant :
« Qu’est-il arrivé/ à cette vie/ qu’on ne sache plus/ l’aimer » (292)
En une injonction, aussi, étrange et centrale : « Commencez » (si la vie savait n’être que commencement, elle ne regretterait rien derrière elle, ni devant elle – pas même sa fin (211). Commencer : débuter à chaque boule une partie neuve, écarter du « but » tout ce qui est déjà joué ou répèterait ses coups, instaurer sa chance de présence là et comme elle est. Tout précédent, même favorable, nous « bute », nous braque, nous heurte et tourmente : débutons plutôt toujours de vivre !
Et un conseil décisif : cessez de craindre l’inconnu, puisque tout est fait pour l’être (nous fuyons nos peurs, suggère Pfister (158) faute toujours d’avoir su inspecter leur véritable objet).
La leçon de vie (147) est celle-ci :
« Et à nouveau/venir au monde/au jeu tremblant/des métamorphoses »
Et ce jeu tremblant des métamorphoses, assure l’auteur, nous suffit (puisque nous sommes l’une d’elles) et se suffit (tout ne cesse de s’éveiller tempêtueusement à une forme de vie, et le monde est bien l’ensemble de ses métamorphoses, ses sautes de teneur, ses brusques changements de rapport à lui-même). Mobilisme serein :
« Ainsi nous restons étendus
le cœur paisible
ivres à jamais
d’avoir aimé le temps » (429)
Trois poèmes liés (935-936-937) de la dernière centurie peuvent donner idée de la constante profondeur du propos (liant délicatement, par exemple, silence, temps, lumière et espace, ainsi) : « À travers les naissances/les chutes/écoute le silence/produire le temps » (935).
C’est suggérer qu’une suspension de portage et d’enveloppement (une naissance), une rupture d’appui (une chute), font le temps, c’est à dire permettent une occasion d’advenue, un moment de plein-être. Quelque chose s’est tu, s’est retenu, s’est comme empêché d’accéder à une part de sa propre manifestation pour qu’autre chose tombe dans la présence, pour instaurer ce qui lui et se succède.
« À travers les éveils/les tempêtes/regarde le temps/ruisseler en lumière » (936).
Ici, un sommeil a accumulé des moments d’absence, et soudain, une source de jour vient décharger cette succession cachée, et présente à lui-même (c’est l’éveil), par effet de seuil, ce lot d’efforts obscurs. De même, une tempête pousse les unes sur les autres les charges de présence, et, dans l’orage, cette émeute atmosphérique s’allume à sa propre agitation : le temps, là encore, ruisselle en lumière.
« À travers les envols/les feuillaisons/sens la lumière/inventer l’espace » (937).
Une lumière (ici, un couloir de clarté, une cavité de libre passage) s’ouvre devant elle-même comme une fenêtre de tir, déploie sa propre disponibilité, aménage la variété habitable d’un espace. S’envoler c’est s’élancer vers un champ de positions ouvertes à une présence des êtres ; dans la feuillaison, la sève fait bourgeonner ce qui, par le soleil, l’animera en retour. Est lumière ce qui laisse passer les choses allant s’étendre pour elles-mêmes.
Et l’auteur nous laisse concevoir (nous illustrer) une dernière opération possible du cycle : comment l’espace redeviendrait silence, en plaçant partout en lui de pures potentialités de se placer.
« Il faudrait voir sans cesse
le jardin des vivants
la terre des morts
l’un dans l’autre s’épanchant » (775)
L’auteur répondrait aisément, je crois, à trois objections naïves qu’on ferait à son extraordinaire projet. D’abord, pourquoi un recours au langage pour célébrer son contraire : la pure présence sensible, l’immédiateté souveraine ? C’est que la pensée ne saisit que dans le langage articulé, par la parole, le problème qu’elle est pour elle-même. Les mots n’ont d’ailleurs que nous pour s’animer, et même pour nous intimider ! Les merles (494) se moquent de notre inappétence, mais notre faim de sens leur échappe autant que le sens de leur propre faim. Ce n’est qu’en parlant, en confrontant les uns aux autres les temps possibles d’un même verbe que l’homme peut saisir le temps pour lui-même. De même, montre l’auteur, l’être parlant seul peut (274) faire varier sa propre gravité temporelle : sa conscience de la causalité l’en allège d’autant, et se porter par pensée au-devant de lui-même soulage ou nuance son poids présent.
« Ce qui aveugle les yeux
c’est au miroir
du poème
qu’on peut le voir » (806)
Ensuite, puisque tout a son chant, à quoi bon y mêler le nôtre ? C’est que là encore, nos démons indigènes (ceux qui tiennent à notre pouvoir même de les et nous formuler) ne cèderont qu’à nos exorcismes exclusifs, à notre pouvoir expressif de dénoncer nos contemplations complaisantes, de dépiauter nos fascinations capitulardes : il faut un tableau de Bacon (554) pour trouver antidote aux icônes !
Enfin, puisque le hasard est (comme chez Héraclite) un jeune garçon équilibrant les rencontres en les opposant les unes aux autres, et puisque son désordre sans but suffit à tout régir, pourquoi mettre en ordre nos propres efforts, et « composer » encore sons ou mots ? Le vrac des arrivées réelles ne fait-il pas assez loi (co-apparaître y est élan nécessaire et motif suffisant) ? Encore faut-il, dit l’auteur, que nous puissions faire du hasard notre « plus sage ami », notre « plus fidèle confident » (733) – ce qui suppose avoir l’oreille du désordre (et seul l’esprit peut saisir ce qui se passe de lui).
La leçon la plus audacieuse ici est peut-être la souveraineté de l’apparence sensible. Lorsque le poète nous dit : sois attentif à ce qui ne te laisserait plus rien souhaiter d’autre (727), il veut dire (et il l’explicite !) : sois (d’autant) plus réel de n’être qu’apparence (804). Comme il l’écrit magnifiquement, seul un reflet sensible « peut dessiller les yeux ». Il le montre (825-839) aussi (par une longue allusion au chant IX de l’Odyssée) : ce n’est pas rationnellement, mais sensoriellement qu’Ulysse et ses compagnons peuvent leurrer Polyphème (jouant « les brins d’osier/au ventre/velu/des béliers »), et quitter l’antre maudit. La vie l’emporte, non par un syllogisme, mais par un étincelant truc de vestiaire. Et là encore, tout ce qui ne tente pas sa chance de présence est diversion.
« Nous avons perdu
trop de vie
trop de forces
à ne pas voir » (872)
Vivre est la seule force de présence : sa présence, immensément déployable, de vivant doit donc suffire à qui la fait chanter. On n’aurait, à la limite, dit le poète un peu plus loin (666-669), titre à regretter en bout de parcours que ce qu’on aurait été de plus que notre propre vie. Mais davantage que notre vie ne nous est rien. Que vivre ait « une autre fin qu’ici » est une illusion qu’il dépend toujours assez de nous de dissiper. Sinon, bradeurs de joie, et comme traîtres par négligence, nous aurons eu, si nous n’y prenons garde, le gros lot ingrat !
« Comme si le temps
n’était qu’un jeu
sous les doigts
du hasard
Et aux hommes seuls
serait donné de voir
fugace vacillante
la souveraine apparence » (780-781)
Dans ces mille courts poèmes, les références culturelles, vivaces et nettes, n’apparaissent jamais, mais elles sont signalées, méthodiquement, par simple ordre alphabétique, en deux courtes pages finales (373-4) de « résonances » : Calderon, Grünewald, Terrence Malick, Marino Marini, les fresques de Pompéi, Rembrandt, Rouault, le chœur grégorien de la cathédrale de Strasbourg… La disposition fait qu’on peut ou non s’en informer, et relire ou non autrement les passages ainsi inspirés. Ce livre tire peut-être une part de sa puissance exceptionnelle de l’étrange talent de l’auteur à montrer ainsi, dans divers chefs-d’œuvre culturels, le rapport de la Nature à elle-même. Quand le chant de notre poète parle de hasard, de temps, d’espace, de monde, c’est de l’intérieur de la mystérieuse célébration qu’elle est d’elle-même : c’est parce que la Nature ne peut pas dominer sa propre complexité qu’il y a du hasard (elle est trop vaste pour solidariser ses chaînes causales et trop massive pour arbitrer entre ses détails), c’est parce qu’elle ne peut pas résumer sa propre fécondité qu’il y a du temps, et parce qu’elle est l’unique témoin indéfiniment répercuté d’elle-même qu’il y a espace, et style commun d’apparition d’un monde. Comme la nature ne peut saisir où elle commence et finit (puisque seule son auto-continuation la produit, et l’auto-enchantement la motive), la voix n’entend que dans le chant (où elle fait sonner son souffle), non dans la parole (où elle signifie sa pensée), sa complexité, sa fécondité et son indépendance. Le chant de Gérard Pfister sait ainsi montrer le rapport mystérieux, mais naturel, de la voix humaine à elle-même.
« Le dieu des mots
est un être cruel
qui n’admet pas
que nos voix rêvent
Il vit nos vies
pense nos pensées
nous n’avons pour liberté
que de chanter
Que dans nos voix
rien ne se fige
tout demeure bruissant
vivant comme un feuillage » (86-88)
Comme la science remplit le ciel de ce que nous nous expliquons y être, et la philosophie le vide de ce que nous comprenons n’y être pas, la poésie (quand elle est mûre et belle, et qu’il y a, comme ici, un grand poète – un maître d’épiphanies – et une œuvre qui n’a cessé d’avancer) accompagne l’inlassable advenue à lui-même de ce ciel, car, comme lui,
« sans cesse
la voix est naissance » (315)
Sur la voix poétique, justement, l’auteur commente vigoureusement et précisément ce qu’elle est, en quelques mots que je me permets de reproduire ici :
« Le destin du poète est, même s’il lui en coûte, de rester dans la voie paradoxale qui est la sienne et, si la poésie est selon moi musique de la pensée, le poète, – il doit l’accepter – n’est ni musicien ni penseur, mais seulement à l’écoute d’une musique sans partition, de cette pensée sans concept que j’appelle le chant, autrement musicien – en quelque sorte a cappella –, autrement penseur – dans l’intime mouvement de la voix ».
Marc Wetzel
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