Haute Tension à Palmetto, Erskine Caldwell
Haute Tension à Palmetto, novembre 2015, trad. de l’américain par Anne Villelaur, 250 pages, 15 €
Ecrivain(s): Erskine Caldwell Edition: BelfondEn caricaturant de façon plaisante, on peut diviser les amateurs de littérature en deux catégories : ceux qui adorent Erskine Caldwell (1903-1987) et ceux qui n’ont jamais lu La Route au Tabac (1932) ou Le Petit Arpent du Bon Dieu (1933). Les premiers savourent des romans truculents où toute la bonne société bien pensante du Sud des Etats-Unis est écornée au passage ; les seconds ont tout le temps de s’y mettre, d’autant que les éditions Belfond ont décidé de donner à la bibliographie de Caldwell une seconde jeunesse, et que, après Le Bâtard en 2013, c’est au tour de Haute Tension à Palmetto d’entrer dans la collection Vintage de cette maison d’édition.
Ce roman, publié en anglais en 1950, bénéficie désormais, outre d’un titre digne de la Série Noire aux grandes heures de Marcel Duhamel, d’une couverture pop-art représentant une jeune femme aussi avenante qu’alanguie, le tout avec une forte dominante rouge ; plus attirant pour l’œil, on fait difficilement mieux. Reste à vérifier si le ramage vaut bien le plumage et, comme d’habitude avec Caldwell, on est servi : Haute Tension à Palmetto est une charge féroce contre la bêtise, n’épargnant personne, à commencer par son héroïne, Vernona Stevens, jeune institutrice portant un pullover jaune moulant un peu trop bien ses formes voluptueuses et attirantes pour tous à Palmetto, riante bourgade de cinq cent quarante-huit habitants dont les bancs des deux églises, méthodiste et baptiste, sont pleins chaque dimanche.
Cette jeune femme est l’objet de l’attention de l’auteur (et de nombreux habitants de Palmetto – nous y reviendrons) sept jours durant, d’un Vendredi après-midi, titre du premier chapitre, à un Jeudi soir, titre du dixième et ultime chapitre. Durant cette semaine, de nombreux événements se produisent à Palmetto, dont Vernona Stevens est, à son corps défendant (ou presque…), le catalyseur, elle à qui un protagoniste du roman peut dire ceci : « Ce qu’il y a d’empoisonnant avec vous, Nona, c’est que vous avez le chic pour enfumer les gens et les faire sortir du trou dans lequel ils rampent ». Et c’est bien ce qui se produit pour un certain nombre d’habitants de Palmetto : ils se révèlent à eux-mêmes et aux autres.
ça débute avec Floyd Neighbors, un adolescent élève de Vernona qui « passait la plus grande partie de son temps d’étude à la regarder fixement » et pour qui l’écart de six ans entre elle et lui, entre ses vingt-deux ans et ses seize ans, ne représente absolument pas un obstacle, et ça continue avec Jack Cash, un vieux célibataire qui rend chaque année hommage à la nouvelle « institutrice » (étrange choix de traduction pour quelqu’un dont les élèves sont à la fin de l’adolescence) depuis quinze ans, incapable de conclure, et puis encore Em Gee Sheddwood, le fermier veuf père de quatre enfants qui se cherche une femme afin de n’être plus distrait de ses cultures, incité en cela par Thurston Mustard, le « conseiller en agronomie » séjournant avec sa femme dans la même pension de Vernona… On pourrait continuer la liste, détailler de chacun les motivations et les frustrations, et ne pas oublier l’homosexualité féminine, avouée chez l’élève Pearline Gough, refoulée chez la femme du directeur de l’école. Pour toutes ces personnes, Vernona Stevens sera un révélateur, et chacun modifiera qui une habitude, qui un comportement, qui carrément un mode de vie, après s’être frotté à cette jeune femme qui n’a pas froid aux yeux (elle embrasse Floyd, et se montre plus que suggestive en paroles avec Jack Cash) tout en conservant un fond fleur-bleue (la rêverie relative politicien local ambitieux mais marié, Milledge Mangrum).
Pour tous ces personnages, y compris pour Vernona Stevens, il n’y a pas de rédemption finale pour autant – la tragédie se trouve même au bout du chemin pour au moins un d’entre eux ; ceci est un roman d’Erskine Caldwell, et derrière la comédie point la tragédie, le sourire peut vite se transformer en rictus, à l’image de ce qui se passe dans la vraie vie. Ce que montre ce roman, comme les autres de l’auteur, ce sont au fond de petites vies, faites de petits désirs (la femme de Mustard, pour qui être débarrassée de son mari, en prison pour rixe sur la voie publique, signifie avant tout pouvoir prendre la voiture et se rendre où bon lui semble), des vies dépourvues de toute grandeur, quasi excessives dans leur petitesse, si l’expression fait sens.
Pour autant, on ne peut envisager ce roman comme une ode amère à des vies minables, tout simplement parce que, dû au style de Caldwell, et en particulier sa maîtrise de l’art du dialogue fusant, le lecteur n’a guère le temps de s’apesantir sur quoi que ce soit au fil du récit. En ce sens, l’œuvre d’Erskine Caldwell fait penser à celle de John Williams : des romans pétaradants d’où sourd une critique sociale souvent radicale, à l’image de, par exemple, ces quelques lignes sur la « psychologie pédagogique » alors que Vernona est confrontée à du chahut dans sa classe : « Se souvenant d’un cours à l’université traitant des principes de psychologie pédagogique, où le professeur avait conseillé aux instituteurs de ne pas penser à tort que les enfants d’âge scolaire étaient toujours les seuls instigateurs d’un désordre, elle se résolut à ne pas commettre l’erreur de les réprimander avant d’être sûre qu’elle-même n’était pas en faute ». On songe aux préceptes de l’éducation moderne tels que gentiment vilipendés par Queneau dans Zazie dans le métro…
Quoi qu’il en soit, ce roman, parce qu’il réunit toutes les caractéristiques de l’écriture de Caldwell, est à chaudement recommander à ceux qui ont déjà goûté les romans cités plus haut ; aux autres, il est quand même conseillé, parce que Haute Tension à Palmetto est en mode mineur par rapport à La Route au Tabac par exemple, de commencer par ce roman-ci – le goût venu, les autres romans, dontHaute Tension…, suivront.
Didier Smal
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