Hastings, 14 Octobre 1066, Pierre Bouet (par Vincent Robin)
Hastings, 14 Octobre 1066, Pierre Bouet, Tallandier Texto, mars 2021, 190 pages, 8,50 €
La mémoire du passé conserve parfois avec résonnance ces évènements survenus dans l’Histoire de manière plutôt inopinée, dont l’incidence ne se vit toutefois pas rétrospectivement réduite à de simples bouleversements conjoncturels ou temporaires. Généralement conduites dans la durée, rarement les plus marquantes conquêtes territoriales tentées à travers le monde ne furent autrefois résolues au terme d’une seule journée. Avec sa portée institutionnelle au long court et son influence culturelle non moins durable sur l’Angleterre du cœur moyenâgeux, la bataille dite « d’Hastings » en l’an 1066 compta de la sorte parmi ces inflexions imposées à tout un peuple en moins de vingt-quatre heures. Aujourd’hui fort jaloux de la marque universelle de leur prospérité économique et culturelle, assise sur une monarchie longuement préservée au fil des siècles, nos voisins Britanniques oublient ainsi, quelquefois sournoisement, qu’ils furent eux aussi occasionnellement secoués par un sort subit qu’ils n’avaient pas choisi. En outre restent-ils le plus souvent convaincus que la barrière insulaire s’inscrivit dans le temps comme un allié naturel qui les protégea virtuellement de toute invasion.
Certes plutôt exceptionnel et figurant un temps lointain, l’exemple de la conquête du territoire anglais par le Normand du XIe siècle n’en reste pas moins un épisode où l’imperméabilité de ce pays fut bel et bien mise à rude épreuve et où sa structure politique fut assez profondément chamboulée. Une subreptice carence immunitaire inscrite dans ce temps, qui, malgré certains dénis, pourrait bien avoir rapporté une régénération étatique précieuse.
Dans son ouvrage intitulé Hastings 14 octobre 1066, le talentueux scrutateur de la Normandie médiévale Pierre Bouet nous entraîne pas à pas et passionnément dans ceux du duc Guillaume, « Bâtard de Normandie », ce vassal du roi de France mais déjà puissant prince qui, vers le milieu du XIe siècle, jeta tout entier son dévolu sur l’Angleterre. Suite au décès du roi anglais Edouard le confesseur, en janvier de l’an 1066, le prétexte épineux de sa succession au trône d’Angleterre devait en effet amener subito toute cette épique aventure de conquête insulaire où le duc normand marquerait bientôt l’Histoire. Fort de la promesse qui lui avait été faite par Edouard antérieurement, et fort de sa parenté avec lui, Guillaume se targuait ainsi du bon droit de son accession au trône britannique. C’était pourtant sans compter qu’allaient vigoureusement s’opposer à son optique successorale les revendications concurrentes et circonstancielles d’un proche de la cour endeuillée, celles du comte Harold Godwinson. Ce dernier affirmait en effet, qu’au soir où le vieux monarque s’était vu rendre son dernier souffle, avoir recueilli de lui oralement, en toute dernière instance (in articulo mortis) et malgré ses options précédentes, sa préférence pour lui succéder aux affaires. Aux mois suivants, et tandis qu’un autre, le roi Norvégien Harald Hardrada s’annonçait à son tour sur la liste des prétendants à la couronne, chacun campa sur sa position revendicative et tandis qu’Harold d’Angleterre officiait déjà dans un rôle effectif de successeur politique. Multipliant les démarches diplomatiques auprès des institutions anglaises, ainsi passées aux mains du comte autoproclamé roi, l’irrésolu duc Guillaume de Normandie agençait par dépit l’organisation de sa conquête militaire d’outre-Manche.
Pendant les huit premiers mois de 1066, savamment déployé sur les côtes et dans les ports du nord de la France (Saint-Valéry sur Mer, notamment), se vit en effet cet incroyable branle-bas de combat préparant à un débarquement sur les rives méridionales de Grande-Bretagne. Toute ultime tentative diplomatique étant bientôt restée infructueuse, c’est vers la fin du mois de septembre de la même année que celui qui deviendrait le « Conquérant » décidait enfin sa traversée de la Manche avec un millier de bateaux spécialement affrétés pour un assaut militaire dirigé au sud de l’île. Pevensey puis Hastings seraient les havres anglais successifs où échouerait, fin septembre et après une nuit en mer, cette redoutable armada, forte de 15.000 hommes dont 8000 combattants, nous dit Bouet, scrupuleusement armée par le Normand. Guillaume ne rencontrerait pratiquement aucune opposition immédiate et défensive lors de ses premiers pas sur le sol britannique et, ce, pendant qu’Harold demeurait occupé à repousser le Norvégien Harald peu auparavant débarqué près de la ville d’York, plus au septentrion. L’invasion concurrente du Scandinave devait pourtant rapidement tourner en grave échec pour lui. Il y laisserait ainsi la vie, en même temps qu’un fort nombre des siens (90% de ses 7000 guerriers, rapporte l’auteur) contre le très pugnace et déterminé défenseur anglais.
Le samedi 14 octobre suivant, dès 9 heures du matin, sur la colline dite de « Senlac » située un peu au nord d’Hastings, survenait alors ce second choc mémorable mais opposant cette fois les troupes du duc de Normandie à celles du vainqueur récent de « Stamford Bridge » (près d’York). Face à un rempart de combattants constitué de « housecarls » (garde rapprochée d’Harold, dont Bouet nous dit qu’ils étaient d’origine danoise) et de membres du « fyrd » (civils appelés au service militaire) agglomérés comme une muraille humaine infranchissable au sommet de son promontoire, le duc Guillaume lançait pourtant à l’assaut sa cavalerie, ses fantassins normands, bretons et français, soutenus par des archers compatriotes également conviés dans la bataille. Après une journée d’incertitude où la décision ne semblait faite, c’est finalement peu avant la tombée de la nuit que se jouait le sort définitif des affrontements. A l’aide de sa soldatesque durement éprouvée mais vaillante et offensive, le duc normand l’emportait en ouvrant finalement de sanglantes brèches dans la masse compacte des guerriers ennemis. Certes en essuyant lui-même de nombreuses pertes humaines et équines, mais en infligeant cette fois une désastreuse et fatale hécatombe a son adversaire. Atteint d’une flèche à l’œil, puis une jambe tranchée, le pourtant énergique et valeureux Harold y laissait à son tour la vie. Deux de ses frères étaient également occis durant cette seule journée d’affrontement…
De manière concise et efficace, ce récit reconstitue véritablement, image par image et phase après phase, le film vivant de la conquête anglaise menée par le duc normand Guillaume durant l’année 1066. Moins tant destiné à vanter les vertus et les mérites de celui que l’on considère souvent comme un héros historique, cet enchaînement de situations décrites autour du Conquérant d’Angleterre et des gens de son temps nous fait plus directement mesurer les équilibres internationaux et les situations politiques de ces instants. Le filigrane des puissants jours futurs de l’Angleterre se précise au fur et à mesure de ces lignes. Sans doute le choix clair et ajusté des sources documentaires conviées par l’auteur – entre autres, la broderie de Bayeux, les témoignages écrits d’Orderic Vital ou de Guillaume de Poitiers notamment – fait-il au final la différence avec tous les autres nombreux écrits déjà réunis sur le sujet. Un jeu de cartes rebattu comme une sorte de carreau épique subitement décoché au cœur d’un pays qui ne fut cependant pas celui du trèfle…
Vincent Robin
Pierre Bouet, Universitaire français, spécialiste des historiens normands et anglo-normands de langue latine (Xe-XIIe siècles), né le 19 juillet 1937 à Caen, Agrégé de Lettres classiques en 1969, il commence sa carrière au Lycée de Deauville. En 1970, il est nommé assistant de latin à l’Université de Caen Basse-Normandie. Il y enseigne le latin médiéval jusqu’en 2002. En 1994, il fonde l’Office universitaire d’Études normandes (OUEN), dont il sera le premier directeur, de 1995 à 2001. À la retraite, il est aujourd’hui maître de conférences honoraire et directeur honoraire de l’Office universitaire d’Études normandes. Auteur entre autres de Guillaume le Conquérant et les Normands au XIe siècle (Charles Corlet, 2000), Hastings, 14 octobre 1066 (Taillandier, 2010), Rollon, Le chef viking qui fonda la Normandie (Taillandier, Coll. Biographies, 2016).
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