Identification

Hannah Arendt, lectrice de Proust (par Pierre Lurçat)

Ecrit par Pierre Lurçat le 09.11.22 dans La Une CED, Les Chroniques

Hannah Arendt, lectrice de Proust (par Pierre Lurçat)

« Il y a des facteurs sociaux qui sont cachés sous la surface des événements, qui échappent à l’attention de l’historien et que rapportent seuls les poètes et les romanciers, grâce à la force supérieure de leur passion et de leur pénétration » (H. Arendt, Les origines du totalitarisme).

 

Parmi les nombreux lecteurs de Proust, sur la scène intellectuelle du vingtième siècle, Hannah Arendt occupe une place singulière, à la fois par l’acuité de sa lecture et par l’importance qu’elle donne à l’œuvre de Proust. Celle-ci, comme nous le verrons, est en effet centrale dans son analyse politique de l’antisémitisme et de l’évolution de la condition juive en Occident, aspect important de son grand livre, Les origines du totalitarisme. Ce dernier est paru en anglais en 1951, mais la lecture de Proust par Arendt remonte à la période de la guerre, cruciale pour l’évolution de ses idées. Dans sa préface à l’édition de 2002 des Origines du totalitarisme, Pierre Bouretz s’interroge sur le lien entre politique et littérature chez Arendt. « D’où vient qu’Hannah Arendt ait si souvent cherché chez les écrivains et les poètes une manière d’approcher le monde, de saisir l’histoire et de juger les hommes ? » (1). La réponse à cette question nous est donnée par Arendt elle-même, dans un passage révélateur de son livre.

« Il y a des facteurs sociaux qui sont cachés sous la surface des événements, qui échappent à l’attention de l’historien et que rapportent seuls les poètes et les romanciers, écrit-elle, grâce à la force supérieure de leur passion et de leur pénétration » (2). Arendt ne cite pas de nom pour étayer son affirmation, mais celui de Proust figure à de nombreuses reprises dans Les origines du totalitarisme.

Pierre Bouretz observe que « la littérature était au cœur de son univers », et cite les noms de Proust, Kipling et Joseph Conrad comme sources d’inspiration des Origines du totalitarisme, aux côtés de ceux de Shakespeare, Goethe ou Kafka, qui ont nourri la réflexion d’Arendt sur d’autres sujets. Sa passion pour la littérature était sans doute aussi vive que celle qu’elle éprouvait pour la philosophie ou pour la politique.

 

L’expérience du déracinement et l’internement à Gurs

« Passagère sur le navire du vingtième siècle », pour reprendre la belle expression de son compatriote et ami Hans Jonas, Hannah Arendt a vécu dans sa chair l’expérience du déracinement, de l’internement, de l’apatridie et du statut de réfugié. Or, c’est dans La Recherche du temps perdu qu’elle va trouver certains des exemples et des pistes de réflexion qui conduiront à l’élaboration de son livre Les origines du totalitarisme.

C’est en juin 1940 qu’Arendt, réfugiée à Montauban après son séjour de plusieurs semaines au camp d’internement de Gurs, dont elle a pu s’échapper grâce à des « papiers de libération » (3), entame sa lecture de La Recherche du temps perdu. Cette période dramatique est essentielle pour l’élaboration de sa réflexion sur l’antisémitisme, qui aboutira à son livre Les origines du totalitarisme (dont la première partie est consacrée à l’antisémitisme, les deux autres l’étant respectivement à l’impérialisme et au totalitarisme). Plus encore que son internement à Gurs, c’est le fait de se retrouver soudainement privée de sa nationalité et de son appartenance sociale qui va orienter de manière décisive la réflexion d’Arendt et son œuvre de penseur politique.

En 1943, déjà installée aux États-Unis où elle vivra tout le reste de sa vie, elle publie un texte assez saisissant, sous le titre Nous autres réfugiés (4), où elle mentionne brièvement son séjour à Gurs. L’usage du « Nous », assez rare dans ses écrits, donne à ce texte sa force et son intérêt. « Nous sommes les premiers Juifs non religieux persécutés, écrit-elle, expliquant que l’homme est un animal social et la vie lui devient pénible lorsque les liens sociaux se trouvent rompus » (5). Elle conclut cet article par une phrase significative : « C’est l’histoire qui a imposé le statut de hors-la-loi tant aux parias qu’aux parvenus ».

Le double concept de paria et de parvenu, qu’elle reprendra en 1944 dans son fameux article « Le Juif comme paria : une tradition cachée », apparaît dès les années 1930 dans ses écrits et elle l’utilisera ensuite de manière récurrente. La lecture de Proust n’est pas étrangère à sa réflexion sur la condition juive, dans laquelle le paria et le parvenu incarnent deux facettes d’une même aliénation. De quelle manière et dans quelle mesure ?

 

Le faubourg Saint-Germain de Proust, terrain d’analyse pour Arendt

« Privée de son appartenance au monde » (6), Hannah Arendt se réfugie en effet dans la lecture et notamment dans celle de la Recherche. Elle va y trouver la confirmation de certaines analyses déjà faites au sujet des Juifs allemands, un de ses thèmes de réflexion dans les années 1930. Elle écrit à ce sujet, dans Les origines du totalitarisme, que « la République de Weimar et la République autrichienne ont beaucoup en commun avec la IIIe République » (7).

L’univers proustien va lui servir de terrain d’enquête, comme elle l’explique : « Si nous avons choisi les salons du faubourg Saint-Germain comme exemple du rôle des Juifs dans une société non juive, c’est qu’il n’exista nulle part ailleurs une société aussi brillante, et que d’aucune autre on ne peut trouver des annales aussi fidèles » (8). Arendt inaugure ce faisant une manière de lire Proust qui fera florès bien des années plus tard (et nous pourrions même dire qu’elle inaugure une manière d’utiliser la littérature comme champ de travail des sciences sociales).

Sa réflexion prend pour point de départ le rapprochement entre le « vice » de la judéité et le « vice » de l’homosexualité, élément qu’elle a repris d’un article de Siegfried Van Praag (9) mais qu’elle développe dans une direction originale. Proust, écrit-elle, « montre comment M. de Charlus, auparavant toléré “malgré son vice” en raison de son charme personnel et d’un nom ancien, est maintenant porté au zénith social ». Charlus, dans le lexique d’Arendt, incarne le modèle du parvenu.

Une citation de La Recherche lui permet de développer sa réflexion : « Le châtiment est le droit du criminel », et celui-ci en est privé « si certains juges supposent et excusent plus facilement l’assassinat chez les invertis et la trahison chez les Juifs, pour des raisons tirées du péché originel et de la fatalité de la race… » (10). Or, commente Arendt, « si on la laisse établir son propre code, cette apparente largesse d’esprit qui assimile le crime et le vice se révèlera toujours plus cruelle et inhumaine que les lois, qui reconnaissent la responsabilité individuelle de l’homme en ce qui concerne son comportement ».

En d’autres termes, l’attribution aux Juifs de traits de caractère particuliers peut parfois jouer en leur faveur, mais elle est lourde de conséquences qui peuvent s’avérer funestes. Pour étayer cette affirmation, Arendt analyse brièvement l’évolution de la condition juive en France depuis la société du Second Empire, qui « avait toléré et même accueilli avec faveur certains Juifs anoblis et des exceptions individuelles ». « Ce faisant, explique-t-elle, la société ne revenait pas du tout sur un préjugé… Elle ne faisait que réviser son attitude envers le crime et la trahison (11).

« La différence entre le faubourg Saint-Germain, qui venait de découvrir le charme des Juifs et des invertis, et la populace qui criait “Mort aux Juifs” était que les salons ne s’étaient pas encore ouvertement solidarisés avec le crime. Cela signifie que, d’une part, ils n’étaient pas encore prêts à prendre une part active au massacre et que, d’autre part, ils professaient encore ouvertement une antipathie pour les Juifs et une horreur pour les invertis. D’où une situation vraiment équivoque, dans laquelle les nouveaux venus ne pouvaient ni déclarer publiquement leur identité ni la cacher » (12).

 

La situation équivoque des Juifs de Proust : Swann et Bloch

Cette « situation équivoque », Arendt la décrit sous le double angle social et psychologique, en s’inspirant de sa lecture de la Recherche : « la judéité était pour l’individu juif à la fois une tare physique et un mystérieux privilège personnel, inhérents tous deux à une “prédestination raciale” » (13). C’est en effet Proust qui « décrit minutieusement la façon dont la société, toujours en quête de l’étrange, de l’exotique et du dangereux, assimile en fin de compte le raffiné et le monstrueux… ». Or ce rôle de l’étrange et du monstrueux, poursuit Arendt, « ne pouvait évidemment convenir à ces “Juifs d’exception” qui, depuis presque un siècle, étaient admis et tolérés en qualité d’étrangers parvenus. Le rôle convenait mieux à ceux qui en étaient encore au début de leur assimilation, n’étaient pas représentatifs de la communauté juive et ne s’identifiaient pas à elle ».

En termes proustiens, « ceux qui, comme Swann, avaient un sens mondain inné et du goût étaient généralement admis » (14). Mais on accueillait avec plus d’enthousiasme celui qui, comme Bloch, « appartenait à une famille peu estimée, supportait comme au fond des mers les incalculables pressions que faisaient peser sur lui non seulement les chrétiens de la surface, mais les couches superposées des castes juives inférieures à la sienne, chacune accablant de son mépris celle qui lui était immédiatement inférieure » (15). « La facilité avec laquelle la société recevait le parfait corrompu, poursuit Arendt en citant Proust, permettait à celui-ci de sauter plusieurs générations dans cette ascension par laquelle les nouveaux venus devaient “percer jusqu’à l’air libre en s’élevant de famille juive en famille juive” » (16).

Et elle commente : « Ce n’est pas par hasard que cela se produisit peu après que les Juifs français, durant le scandale de Panama, eurent cédé la place à de peu scrupuleux et entreprenants aventuriers juifs allemands… Si la judéité, en tant que statut d’exception, était la seule raison d’admettre des Juifs, alors la société préférait nettement uncortège homogène en soi et entièrement dissemblable des gens qui les regardaient passer”, ceux qui n’en étaient pas encore “au même degré d’assimilation” que leurs coreligionnaires parvenus » (17).

Arendt compare cette société juive du Paris proustien à celle des premiers salons juifs berlinois, qu’elle avait décrite dans son livre consacré à Rahel Vernhagen (18), notant qu’elle aussi « se regroupait autour de la noblesse ». Paradoxalement, observe-t-elle, là encore en lisant Proust, « l’antisémitisme qui accompagna l’affaire Dreyfus leur ouvrit les portes de la société », alors que « la fin de l’Affaire, ou plutôt la découverte de l’innocence de Dreyfus, mit fin à leur succès social » (19), explication illustrée là aussi par une citation de Proust : « Les politiciens n’avaient pas eu tort en pensant que la découverte de l’erreur judiciaire porterait un coup à l’antisémitisme. Mais, provisoirement au moins, un antisémitisme mondain s’en trouvait au contraire accru et exaspéré » (20).

Plus intéressante encore que cette analyse sociologique, inspirée ou directement reprise de La Recherche, est la conclusion à laquelle aboutit Arendt, qui est également nourrie de sa lecture de Proust. « L’origine juive, explique-t-elle, privée de ses connotations religieuses et politiques, devint partout un attribut psychologique et se transforma en ‘judéité’ ; dès lors, cet attribut se rangeait obligatoirement dans la catégorie des vertus et des vices » (21). Or, poursuit-elle, cette transformation devait avoir des conséquences funestes. En effet, « des Juifs avaient pu échapper au judaïsme par la conversion ; mais on n’échappait pas à la judéité ».

 

« Philosémitisme social » et antisémitisme racial

Ce qui amène Arendt à cette conclusion terrible : « A chaque crime son châtiment, mais un vice ne peut qu’être exterminé » (22). En d’autres termes, c’est précisément au moment où les Juifs pensaient être délivrés de l’antique malédiction de l’antisémitisme à fondement religieux, qu’ils allaient bientôt faire les frais d’une autre forme d’antisémitisme bien plus meurtrier, l’antisémitisme à fondement racial. L’explication donnée ici par Arendt répond ainsi à l’interrogation qu’a suscité en elle le fait d’être, comme nous l’avons mentionné plus haut, « les premiers Juifs non religieux persécutés ».

Cette conclusion frappante est un des éléments clés de la première partie des Origines du totalitarisme. Pour y parvenir, Arendt a emprunté à Proust la notion d’un « philosémitisme social », qui désigne l’attrait que les Juifs décrits dans La Recherche exerçaient au sein des salons du faubourg Saint-Germain. Elle ajoute à ce concept sa dimension proprement politique – qui est sans doute absente de la description proustienne – à savoir le fait que ce « philosémitisme social » allait se retourner contre les Juifs, alors même qu’ils se pensaient à l’abri, acceptés dans la haute société. Ce développement – crucial pour l’analyse de l’antisémitisme dans les Origines du totalitarisme – est donc lui aussi largement inspiré par la lecture de La Recherche.

 

Conclusion

Au terme de notre description de la lecture par Hannah Arendt de la Recherche du temps perdu, nous pouvons dire de manière certaine que celle-ci a été essentielle dans l’élaboration de la manière dont Arendt décrit et analyse, tant la situation des Juifs dans la France du début du vingtième siècle que l’antisémitisme meurtrier des années 1930 et 1940, qu’elle a vécu et éprouvé dans sa chair. Lectrice attentive et passionnée, Arendt a trouvé dans Proust la confirmation de certaines de ses intuitions et analyses développées dans ses écrits antérieurs et elle y a puisé la matière pour élaborer certaines idées développées dans les Origines du totalitarisme.

Antoine Compagnon, auteur d’un ouvrage érudit consacré au « côté juif de Proust » (23), explique que Arendt fait de Proust « l’emblème de l’erreur de l’assimilation » (24), en se fondant notamment sur l’article de Van Praag évoqué plus haut. Il nous semble, après avoir relu les textes d’Arendt évoquant Proust, que c’est une erreur de perspective, car l’objet d’étude de Arendt n’est pas Proust lui-même, mais bien son œuvre et ses personnages. Non seulement Arendt ne porte pas de jugement négatif sur Proust et ne reprend pas à son compte les opinions de Van Praag, qui qualifie Proust de « témoin du judaïsme déjudaïsé », mais elle adopte au contraire plusieurs analyses fulgurantes de Proust, formulées dans les pages de La Recherche, que nous avons citées, et les intègre dans son argumentation, faisant l’éloge de sa passion et de sa pénétration, qualités qu’elle partage avec l’auteur d’À la recherche du temps perdu.

 

Pierre Lurçat

 

(1) Les Origines du totalitarisme, Quarto Gallimard, 2002, p.23

(2) Les Origines du totalitarismeop. cit. p.325

(3) Voir la chronologie établie dans l’édition dirigée par Pierre Bouretz des Origines du totalitarisme, p.117

(4) « We refugees », The Menorah Journal, janvier 1943, repris dans The Jew as Pariah.

(5) A. Arendt, Nous autres réfugiés, in Ecrits juifs, Fayard, 2011, p.425

(6) Arendt, « Être déchu de sa citoyenneté, c’est être privé de son appartenance au monde », in Les origines du totalitarisme.

(7) Les origines du totalitarismeop. cit. p.315

(8) Les origines du totalitarismeop. cit. p.315

(9) S. E. Van Praag, « Marcel Proust, témoin du judaïsme déjudaïsé », Revue juive de Genève 1937. Selon Antoine Compagnon, c’est Rachel Bespaloff qui a fait lire l’article de Van Praag à Arendt. Voir A. Compagnon, Proust du côté juif, Gallimard, 2022.

(10) M. Proust, Sodome et Gomorrhe (La Recherche… Quarto, 1999), p.1219-1220

(11) Les origines du totalitarismeop. cit. p.317

(12) Les origines du totalitarismeop. cit. p.318

(13) Les origines du totalitarismeop. cit. p.318

(14) Les origines du totalitarismeop. cit. p.319

(15) M. Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleur, 2e partie, Noms de pays, Le pays, p.588

(16) Ibid.

(17) Ibid.

(18) Rahel Varnhagen. La vie d'une Juive allemande à l'époque du romantisme, trad. Henri Plard, Paris, Tierce, 1986 ; réédition, Paris, Presses-Pocket, 1994.

(19) Les origines du totalitarismeop. cit. p.325

(20) Albertine disparue, p.2037

(21) Les origines du totalitarismeop. cit. p.320

(22) Les origines du totalitarismeop. cit. p.324

(23) A. Compagnon, Proust du côté juif, Gallimard, 2022.

(24) Voir l’interview qu’il a donnée sur France Culture, 10.4.2022, Proust et les paradoxes de l'assimilation (franceculture.fr)

  • Vu: 1678

A propos du rédacteur

Pierre Lurçat

 

Pierre Lurçat
Né en 1967 à Princeton (New Jersey) aux États-Unis Essayiste, écrivain et traducteur.

Collabore à diverses publications en France (Causeur, Commentaire, Politique internationale, Valeurs actuelles) et en Israël (édition française du Jérusalem Post)

Publications :

Préceptes de vie tirés de la Sagesse juive, Presses du Châtelet 2005, réédition Seuil. Traduit en allemand, espagnol, portugais et coréen.

Le Sabre et le Coran, Tariq Ramadan et les Frères musulmans à la conquête de l’Europe, éditions du Rocher, Monaco et Paris, 2005. (Publié sous le nom de plume de Paul Landau).

Pour Allah jusqu’à la mort, enquête sur les convertis à l’islam radical, éditions du Rocher, Monaco et Paris, 2008. (Publié sous le nom de plume de Paul Landau).

La Trahison des clercs d'Israël, Paris, La Maison d'édition, 2016.
Israël, le rêve inachevé : Quel État pour le peuple juif ?, Max Chaleil, Éditions de Paris,

2018.
Seuls dans l’Arche? éditions L’éléphant, Jérusalem 2021.

Traductions (liste partielle)

Jabotinsky, Vladimir et Pierre Lurçat, Histoire de ma vie, les Provinciales 2011.
Jabotinsky, Vladimir, et Pierre Lurçat,
La rédemption sociale, éléments de philosophie

sociale de la Bible hébraïque, éditions l’éléphant 2021.
Jabotinsky, Vladimir et Pierre Lurçat,
Etat et religion, Questions autour de la tradition juive,

éditions l’éléphant 2021.

Meir, Golda et Pierre Lurçat, La maison de mon père, fragments autobiographiques, éditions l’éléphant 2021.