Hannah Arendt et Martin Heidegger, histoire d'un amour, Antonia Grunenberg
Hannah Arendt et Martin Heidegger, histoire d'un amour. trad de l'allemand par Cédric Cohen Skalli. 491 p. 28 €
Ecrivain(s): Antonia Grunenberg Edition: Payot Rivages
Précieux par la richesse de ses sources et la diversité des témoignages recueillis, le livre d'Antonia Grunenberg offre une appréciation juste et sans faux pas de cette relation si complexe qui débuta vers 1924 entre Hannah Arendt et Martin Heidegger. Il ne faudrait pas s'attendre à découvrir un roman historique ou une série de correspondances, c'est au contraire une étude précise qui tente de reconstituer les circonstances qui entourèrent la rencontre de deux éminents penseurs du XX siècle. Car comprendre une telle relation, c'est comprendre d'où ils viennent, d'où ils pensent, avec qui ils pensent, et contre qui. L'idée qui gouverne l'écriture de ce livre est en effet que l'amour de ces deux intellectuels ne peut s'édifier que sur fond de compréhension du monde intellectuel et historique dans lequel ils firent leur entrée; l'auteur fait donc le choix de présenter l'atmosphère culturelle et politique du début du XX siècle en Allemagne avant et après guerre, mais aussi celle des Etats-Unis ou émigre Hannah Arendt.
L'Allemagne avant Hitler est présentée comme un monde où se fait sentir renaissance et décadence, admiration pour l'intellectualité et pessimisme fatigué, entre tradition et rupture avec le monde d'hier. Le livre nous initie patiemment à la scène philosophique des années 1910 et 1920. Nous découvrons nombreux portraits d'intellectuels de ces années parfois peu connus - Rickert, Geheimrat, Löwith- et parfois plus célèbres -Weber, Natorp, Jaspers, Jonas, Gadamer -. Nous est surtout présenté Karl Jaspers, interlocuteur principal de Heidegger. Etudiant en médecine et en psychologie tentant avec beaucoup de difficultés à se faire reconnaître comme philosophe auprès du cercle des néo-kantiens qui dominent les universités, Jaspers nouera un long dialogue avec Heidegger. Sa présentation nous fera comprendre la communauté de combat qui les lie pour instaurer une philosophie existentielle, une pensée se faisant par elle-même contre la tradition. Jaspers occupera aussi la place du tiers dans la relation d'Arendt et Heidegger; la philosophe essayant tantôt de comprendre Heidegger avec Jaspers, tantôt de réconcilier les deux hommes.
Heidegger est un catholique issu d'une famille modeste. Destiné à la prêtrise, débutant des études de théologie, il découvre la philosophie et succombe à son irréversible influence, étudiant auprès du fondateur de la phénoménologie, Edmund Husserl. C'était pour lui cette capacité à raisonner à partir de son existence seule qui fascinait Heidegger et qui dut faire échos à ses propres intentions philosophiques. Nous découvrons ainsi le cursus universitaire du jeune penseur, les travaux, la prise d'assurance, la confrontation aux vieux professeurs influents de l'université. La rencontre avec l'étudiant Jaspers cristallise l'intuition commune que la philosophie idéaliste et néo-kantienne manquait le sens de l'existence, surtout en ces temps de guerre. Ces éléments nous permettent de mieux saisir l’Événement que représente l'entrée d'Heidegger en philosophie, et la fascination bien connue de tous les étudiants d'Allemagne venus pour l'écouter. Le livre nous force régulièrement à quitter un récit pour s'intéresser à un autre, en l'occurrence celui de la vie de la jeune Arendt. Ce sont des coupures inévitables, tant les horizons familiaux et culturels des deux penseurs divergent et exigent une considération séparée. Nous sommes alors plongés dans le monde d'Arendt, enfant précoce, lectrice de Kant et des philosophes grecs, dont la judaïté signifiait d'abord la défense d'un particularisme face à ses détracteurs. On découvre une jeune femme combative et naturellement portée aux engagements politiques. La montée de l'antisémitisme dans sa ville de Könisgberg et les premiers mouvements politiques juifs en faveur de la non assimilation et d'un Etat en Palestine nous révèle les circonstances quotidiennes de sa vie d'étudiante et de futur penseur. Ce livre, comme une fenêtre sur différents microcosmes sociaux et culturels, nous révèle toutes les nuances d'une époque agitée.
Dans cette émulation autour de la pensée heideggerienne un autre évènement à lieu pour le penseur lui-même "En effet il se passa quelque chose qui le transforma complètement. Cette chose c'était l'amour". Il semblerait qu'un croisement de regard lors de la conférence sur le Sophiste de Platon, un rendez-vous initié par Arendt , et une suite inconnue pour nous, initia une grande histoire d'amour. Décrite comme une jeune femme pleine de beauté et d'intelligence, de timidité et d'assurance, il n'est pas difficile d'imaginer son admiration pour le plus grand penseur de son siècle; pour autant la relation maître-élève ne fut pour eux qu'une circonstance accidentelle à une rencontre beaucoup plus profonde. Quelques extraits de correspondance nous font découvrir un amour clandestin, passionné tant sur le plan sentimental qu'intellectuel, une véritable rencontre qui apporte à Heidegger un souffle nouveau pour la rédaction d'une de ses plus grandes oeuvres Etre et temps. Rédaction durant laquelle il s'éloigna pourtant d'elle, comme de toute relation humaine lorsqu'il était pris d'un élan d'écriture et de travail. La trop grand distance qu'il impose entre eux sera le début d'un retrait pour Arendt suivie de retrouvailles. La jeune femme entame finalement une séparation plus conséquente, et se marie sans enthousiasme avec Günther Anders. Mais l'auteur montre combien cette séparation anticipe une séparation plus grande, celle des élites juives et des élites allemandes. Il paraît clair que la montée des ambitions universitaires de Heidegger désireux de transformer l'université en lieu de dressage d'élites achève de creuser l'abîme entre lui et son ancienne étudiante. Tandis qu'Heidegger sombre comme il le dira lui-même dans une "ivresse de pouvoir", et s'inscrit au NSDAP qui lui offre un poste de recteur de l'université de Fribourg, Arendt elle, voit sa carrière universitaire interrompue, et sa vie spéculative se transformer en vie militante. Arendt tout en fréquentant des groupes d'étudiants juifs se distinguait du mouvement sioniste. L'ouvrage décrit alors très bien le tiraillement d'Arendt vis à vis de son positionnement juif, ses amitiés avec les chefs de fil du sionisme - Kurt Blumenfeld notamment - et sa résistance à ce mouvement que l'auteur appelle le "dilemme de Rahel Varnhagen", figure littéraire dont Arendt écrira la biographie. Elle avait conscience qu'il fallait à la fois se battre en tant que Juif plutôt qu'en tant que Français ou Allemand mais préservait son indépendance face à cette identité. Arendt voulait forger une armée juive afin de refuser toute passivité des victimes face à leurs bourreaux, bien que cette idée ne triomphera pas du sionisme. Pourtant, Arendt a fréquenté ces groupes, animé les débats, participé à l'envoi de juifs en Palestine, elle comprend le rôle religieux et mythique de cet Etat; mais son observation des phénomènes totalitaires lui fait craindre que la formation d'un Etat-nation hébreu en Palestine plutôt qu'une formule fédérative ne condamne cette contrée aux conflits nationaux semblables à ceux qui ont conduit aux deux catastrophes mondiales en Europe. Ses doutes concernent aussi le revirement nationaliste de Heidegger dont on voit qu'il répond à ses interrogations. Le livre sans complaisance énumèrera les faits de participation et d'enthousiasme pour le NSDAP tout en montrant par divers témoignages, donc ceux d'Heidegger, qu'il s'agirait d'un enthousiasme primaire et aveuglé pour les ambitions de réformation spirituelle de l'Allemagne plutôt qu'un antisémitisme convaincu. Les avis sont partagés et le livre ne prétend pas donner de réponse. La réponse la plus offrante est sans doute dans le panorama offert sur les avis contradictoires des collègues, étudiants et amis d'Heidegger. De son côté, Arendt consciente de l'avenir sombre qui s'annonce fuit l'Allemagne avec son second mari Heinrich Blücher, d'abord en France puis aux Etats-Unis où elle élaborera son oeuvre et participera à tous les débats de l'intelligentsia européenne émigrée et américaine.
Les sous sections du livre passent minutieusement en revue toutes les facettes possibles de la scission judéo-allemande au travers des engagements respectifs d'Arendt et Heidegger, mais aussi des tiraillements de chacun : l'un dans son rapport au national-socialisme, l'autre au sionisme. L'un semble incapable d'incarner la pensée dans l'action et dans la vie politique, l'autre bien au contraire est une philosophe politique et engagée. L'analyse de leur relation est entrecoupée de compte rendus contextuels historiques et culturels qui déterminent leurs chemins, tout comme ils reconfigurent leur relation au fur et à mesure des évènements. Pourtant, au fil des séparations et des retrouvailles, des silences et des correspondances, Hannah Arendt reste fidèle à la confrontation de sa pensée à celle de Heidegger. Elle pense avec lui, même sans lui, et c'est bien là la dimension remarquable de cet amour : le dialogue n'a guère besoin de proximité ni d'immédiateté, bien que les deux anciens amants en aient eu régulièrement besoin tout au long de leurs vies. Ne pouvant en dire plus sur cet ouvrage si dense, il suffira de dire que le livre tisse avec précision et justesse le fil d'une histoire dans l'Histoire.
Sophie Galabru
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