Guérissable, Thomas Chapelon
Guérissable, Flammarion/Poésie, septembre 2015, 179 pages, 16 €
Ecrivain(s): Thomas Chapelon Edition: Flammarion
Guérissable comprend trois sections (Guérissable, Mélopée de l’équilibre et Du noir et des couleurs) réunies dans la très belle collection Poésie de Flammarion. Comme dans Pulsation lente précédemment, publié aux Editions L’Arachnoïde (2014) et dans un style reconnaissable, Thomas Chapelon poursuit sa quête du rythme. Un rythme dont le tempo s’apparenterait à la musique, le jazz peut-être. Les mots sont disposés sur la feuille avec beaucoup de blanc pour laisser passer le souffle, l’air s’infiltre tels des spasmes saisissants à la recherche d’un incréé :
« un démantèlement
Des nerfs capitonnés
De l’hiver reclus »
S’énumèrent aussi l’amitié, les trahisons, les vêtements comme les gens accrochés dans la friperie du monde, et partout toujours
« le rythme
Déglingué
--------------du poème »
Les mots arrivent comme syncopés, comme d’un ailleurs perdus dans l’air, suspendus comme des notes de musique sur une portée, comme accrochés à des fils invisibles. Le mot « guérissable » résonne sur la page comme une injonction auto-persuasive.
« Enfin me revient,
L’immense provocation du poète
Selon Daumal,
Cherchant la phrase où tout s’arrête
-----------------------------Et
---------------------------------Le mouvement »
C’est un combat avec la vie que livre Thomas Chapelon, un combat dont les seules armes sont les mots, peut-être ceux aussi entendus dans les conférences autour de la maladie, des mots qui contiennent la douleur et la hache pour
« lui donner le coup de grâce.
Le temps est un dôme de poudre »
Scansion hachée, vibrante, des nerfs tranchés, comme si des coups d’épingles ou des décharges électriques attaquaient le corps du poème. Le poème, corps du poète souffrant :
« Une intensité de poète mystique
Ecrasé,
--------il est fou »
Guérissable par le souffle, même si personne ne peut rien contre,
« Je ne mendie pas
Il n’y a rien pour moi »
…
Guérissable dans et par
----------------------« L’enchaînement
De la phrase
sciée
tronçonnée
---------------vivante »
Car il faut respirer comme on peut, même un peu, lâcher les mots dans l’espace, en suivre le rythme et « dans l’attaque neurologique » sentir par intermittence que
« les armes
de la rime en tout point
ne s’arrachent
---------------De la détresse étrangère »
Et puis de temps en temps, un poème, d’un seul souffle posé, aligné sur la page, comme apaisé…
« Je vous écris
D’un pays lointain
où l’aube est généreuse
où le combat
Est celui
de n’accorder
les verbes
en points de croix… »
Comme un répit, comme une pause dans la douleur, la syncope est profonde mais maîtrisée, reconnue, par le poète lui-même qui avoue
« Hier j’énonçais…
-------------------Absurdité, démence
-------------------Je ne compris rien à ma phrase »
Mélopée de l’équilibre commence par une « Agitation », les mots semblent secoués, s’entrechoquent sur la page, pris de vitesse, discours confus,
« Discours la continuité du discours »
toujours à vif, dans la « circulation ultime des nerfs »
Par touches impressionnistes, on avance dans cet univers dézingué et brutal, replié sur lui-même et ouvert en même temps, à la souffrance multiple
« le jour les crampes
Manque de vitamines », le souffle parfois se perd dans les replis des saisons où l’arbre, seul, a encore sa place stable, délivrant un poème d’un seul élan.
« Les arbres hauts attendaient
Dans l’air insalubre,
De l’été fossile des heures fraîches
L’hiver dans ses neiges comestibles »
Se débattre avec les mots, à s’en couper le souffle comme sur cette page où ils n’arrivent plus même à exister en entier :
« Et en revenir ne
----------------Revient certes
Les temps s
ou
-----------------f
--------fle
Le propos la disjonction »
Le poème s’envole sur la page, s’échappe du corps du poète, prisonnier lui-même, à l’étroit dans ce carcan des nerfs.
« … très vite,
le souffle,
----------Hallucinatoire,
Les mots… »
Parfois, dans une traversée du temps élastique, chaque série de poèmes est datée entre septembre 2011 et 2012
« Les noyés ont des poèmes
-------------D’algues ».
Du noir et des couleurs, troisième section du recueil dit la « nuit médicale ». Repos, hôpital, perfusion, lacération, veines intérieurs, le champ lexical du médical couvre les pages, et dit la maladie épuisante d’un seul homme, la solitude qui le traverse, la patience, le souffle court, et l’indifférence ou l’incompréhension du plus grand nombre, « l’oubli éreintant de ses proches », « ils ont à faire », dit une époque prise au milieu de bavardages incessants, mais ils ne savent pas, ne comprennent pas.
« Les arbres bougent
Et je suis seul
A boire un verre de vin
Et les arbres
Ne trinquent pas »
« Je n’ai de temps commun
-----------------Avec
Les humains »
Il n’y a personne, nulle part, le poète déjà entre tous, différent (on pense à Hölderlin dont Heidegger disait : « La clarté trop éblouissante a jeté le poète dans les ténèbres » (Approche de Hölderlin), ici c’est l’homme dans sa souffrance (une souffrance qui rend fou ?) qui éprouve ce sentiment d’étrangeté, cette inquiétante étrangeté mêlée d’angoisse chère à Heidegger et son dasein (principe de réalité) évoqué dans un poème, ce sentiment d’être d’un hors-monde, un hors-monde mais monde en soi, qui s’accentue avec et dans la maladie, inatteignable par les autres.
C’est pourtant une jeune femme ici qui offre son secours, et qu’il refuse, d’un non répété plusieurs fois, « Je suis condamné ».
C’est un homme qui constate combien il tremble beaucoup, « mais qu’est-ce que vous tremblez ».
Sur la première de couverture, on reconnaîtra l’écriture tremblée, griffée de Thomas Chapelon.
Marie-Josée Desvignes
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