Grand Hôtel d’Europe, 1891. II - Histoire sylvestre (par Patrick Abraham)
Un roman n’est pas une copie du Réel mais une rêverie critique, une divagation cohérente à partir du Réel – ou à partir de morceaux du Réel. Tout est faux dans un roman : donc tout est vrai à un niveau plus profond. Une histoire étant une sorte de roman en réduction, ou de possibilité de roman, ou de roman effondré, m’approprierai-je les définitions qui précèdent ? Je n’ai pas inventé le personnage d’Anne Rivière (1). Je me suis plu à lui imaginer ici, après plusieurs effacements et resurgissements, une trajectoire finale. Bien sûr, d’autres morceaux du Réel auront nourri ma rêverie :
On dit qu’Anne Rivière a racheté le Grand Hôtel d’Europe. On le dit. On ne sait pas comment elle l’a payé. Elle n’a pas vieilli, elle a à peine grossi. Elle aime porter des robes en lin très claires et des sandales en corde, maintenant. Le Grand Hôtel d’Europe, situé entre une banque et une suite de villas coloniales plus ou moins entretenues, a longtemps été le seul établissement acceptable de la ville. Le précédent propriétaire, le fils du fondateur, un Français né en Inde, plusieurs fois marié et père d’une dizaine d’enfants, est mort à la fin des années quatre-vingt. Ses héritiers se sont déchirés. Les investissements nécessaires pour mettre le bâtiment aux normes du tourisme moderne semblaient trop lourds à certains, sans doute. L’hôtel est donc resté à l’abandon durant deux décennies.
Des ouvriers sont arrivés, un matin. Les feuilles mortes et les gravats de la cour ont été ramassés, le hall de réception et les chambres nettoyés, la façade repeinte, les flamboyants et les bougainvilliers du jardin taillés. On a vu décharger d’un camion des baignoires et des climatiseurs. Anne Rivière a voulu conserver le nom du fondateur au-dessus de la grille. Elle a emménagé juste avant la mousson – s’il s’agit bien d’elle. On s’est rendu compte qu’elle parlait un anglais remarquable, maintenant. Elle s’est réservé la chambre la plus spacieuse.
Il n’y a presque aucun touriste, les premiers mois. Il faut préciser que la mousson est violente, cette année-là l’aéroport régional a dû même fermer plusieurs jours. Puis le beau temps revient – mais pas les clients. Enfin si, mais peu nombreux. Insuffisants en tout cas pour que l’affaire soit rentable. Chaque soir, Anne Rivière se promène sur le front de mer en robe en lin très claire et en sandales en corde. Un employé l’accompagne. Très élégant. Chemise blanche et pantalon noir. Elle fend la foule vespérale comme si elle ne la voyait pas. Elle sourit aux regards qu’on ne lui adresse pas. Parfois, elle va jusqu’à la jetée branlante qui s’enfonce dans l’Océan. Elle demeure immobile face à la mer ou les yeux dirigés vers les lumières de la ville, son employé derrière elle, à distance respectueuse, comme si elle attendait quelque chose. La brise nocturne agite ses cheveux gris. Son sourire ne la quitte pas. Elle rentre vers huit heures. On dit qu’elle passe les soirées sur son balcon en fumant cigarette sur cigarette et en lisant George Eliot ou Thomas Hardy dans des éditions de poche. Il y a une bouteille de whisky et un seau à glace sur un guéridon. La bouteille ne dure qu’un jour ou deux. Pourtant, on n’a jamais constaté d’ivresse déplaisante. Un ventilateur et une pommade répulsive chassent les moustiques. Personne n’ose monter se coucher tant que les néons du balcon n’ont pas été éteints. Ses réveils sont précoces. Les rares clients échouent quand ils essayent d’entamer une conversation personnelle. Ils n’insistent pas. A trois ou quatre reprises peut-être, on l’a entendue parler longuement au téléphone en français, ses traits ne trahissant aucune émotion.
La saison avance, les températures grimpent, l’hôtel s’est vidé. Anne Rivière ne paraît pas affectée par sa déroute commerciale. Les salaires sont versés avec une ponctualité rigoureuse, la cour, le hall et les chambres maintiennent le même aspect irréprochable. Elle ne reçoit plus aucun appel. Un autre matin, la femme de chambre découvre le lit non défait. Les vêtements d’Anne Rivière n’ont pas bougé de l’armoire en bois de rose mais ses objets de toilette ne sont plus là. Elle n’a laissé aucun mot – ni aucun chèque. La veille, elle a effectué comme d’habitude sa promenade quotidienne sur le front de mer, son employé derrière elle, à distance respectueuse, la brise nocturne agitant ses cheveux gris. On n’a enregistré aucune réservation de taxi à son nom.
On dit qu’on a vu Anne Rivière prendre place dans un bus déglingué dans le désordre de la gare routière – s’il s’agit bien d’elle. Les avis divergent sur sa destination. On assure qu’elle est descendue dans une petite ville de la côte ouest après un trajet d’une quinzaine d’heures, qu’elle n’avait à la main qu’un sac modeste et qu’elle ne semblait pas épuisée par le voyage. Cette ville se trouve dans une région de moyenne montagne au milieu des plantations de thé et de café. Il y fait doux mais humide, avec des nuits assez fraîches. Anne Rivière, dit-on, en robe en lin très claire et en sandales en corde mais avec un châle sur les épaules, est entrée dans un restaurant populaire à côté du bus stand. Elle s’est assise à l’écart des consommateurs puis a formulé sa commande. Les consommateurs, des hommes uniquement, l’ont dévisagée puis ne se sont plus intéressés à elle. On a pu vérifier qu’elle n’a retenu de chambre nulle part et qu’elle ne s’est pas arrêtée à un distributeur.
Un chemin caillouteux prolonge la rue principale vers les plantations puis la forêt. On y a repéré Anne Rivière avec le même air de distinction lointaine que sur le front de mer, une heure plus tard environ. Le paysage est somptueux. Mais le ciel se couvre, quelques gouttes tombent, le brouillard dans la vallée ne se dissipera pas de la journée. Il y a un vieux temple avant la forêt, entouré de bicoques et d’échoppes. On dit que des traditions occultes s’y perpétuent. Anne Rivière atteint ce temple, une cérémonie s’y achève, l’averse s’intensifie. Anne Rivière fait halte en face du temple, sous un bananier, comme si elle attendait quelque chose. Elle n’a pas emporté de parapluie. Les prêtres et les dévots (des hommes uniquement) ne lui accordent qu’une vague attention. L’averse se change en prévisible déluge. Du temple, il devient difficile de distinguer l’autre côté de la route – puis on ne peut plus rien distinguer du tout.
Quand la sœur unique d’Anne Rivière débarque en Inde, deux mois plus tard, elle se rend aussitôt dans cette région forestière de moyenne montagne. Ni les autorités consulaires ni la police de l’Etat ne lui ont été d’un grand secours. On lui a quand même expliqué qu’Anne avait « disparu » dans le coin, si mot de disparition est adéquat en l’occurrence.
Sa sœur interroge les prêtres à l’extrémité du chemin caillouteux. Elle maîtrise mal l’anglais mais un jeune homme au visage fin, à la silhouette mince, lui sert de traducteur. Les prêtres ont peu d’informations à leur transmettre : l’étrangère en robe claire, dégoulinante de pluie, oui, ils l’ont aperçue sous son bananier, puis elle s’est éloignée vers la forêt dès que l’averse s’est calmée – s’il s’agit bien d’elle. Aux questions du gracieux guide, ils répondent de mauvaise grâce puis les congédient.
On dit que la sœur d’Anne Rivière a repris très vite un avion pour la France, qu’elle a saisi très vite qu’elle s’était déplacée pour rien. Le Grand Hôtel d’Europe a été revendu à une chaîne internationale, l’an dernier. Le nom du fondateur a été effacé, les tarifs ont triplé et de nouveaux employés ont été engagés. On a creusé une piscine dans l’arrière-cour. Le bar, sur la terrasse, propose des vins français et des bières belges – très chers, évidemment. Dans le salon, au rez-de-chaussée, sur une étagère, j’ai noté la présence de plusieurs ouvrages de l’époque victorienne : écornés, marqués de brûlures de cigarettes, ils paraissent avoir été lus et relus.
Patrick Abraham
(1) Alain Defossé, Effraction, Fayard (2015).
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