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Grand Canyon, Vita Sackville-West (par Didier Smal)

Ecrit par Didier Smal 08.06.22 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Iles britanniques, Roman, Autrement

Grand Canyon, Vita Sackville-West, mai 2022, trad. anglais (Royaume-Uni) Mathilde Helleu, 296 pages, 21,90 €

Edition: Autrement

Grand Canyon, Vita Sackville-West (par Didier Smal)

 

« Tiens, voici un beau roman vibratoire, lis-le, n’en parlons pas, je saurai à ton regard quand tu l’auras lu ». Voilà ce qu’on voudrait dire à une personne aimée en déposant sur une table chez elle l’exemplaire de Grand Canyon dont on vient de tourner la dernière page, ému, touché en un noyau stable au fond de soi, comme à chaque fois qu’on lit un roman de Vita Sackville-West. Mais ce serait un peu court, comme critique – alors qu’au fond elle dirait l’essentiel.

Tâchons donc de nous plier à l’exercice, pour partager Grand Canyon avec tout le monde. La vie de Vita Sackville-West est bien documentée, la vie celle qui inspira Orlando à Virginia Woolf, et fut son Orlanda, que ce soit par ses propres écrits autobiographiques (dont un remarquable et apaisant Journal de mon jardin) ou par sa correspondance, et nul doute qu’on pourrait y trouver la raison de ces romans et nouvelles quasi tous traduits en français, au contraire de sa poésie.

La raison ? Oui, pourquoi ces récits où l’on parvient à oublier la vie pour évoquer l’essentiel, voire y aller – à l’image de Lady Slane, l’octogénaire veuve de Toute passion abolie, qui se permet d’enfin vivre, d’en apparence tout quitter pour en vérité tout trouver, comme pour signifier qu’il est toujours temps de poser ce choix et que la seule urgence est d’avoir vécu, peu importent la durée ou l’âge. Bien sûr, tout cela peut faire ricaner, à l’heure d’un roman social et cru, car Vita Sackville-West l’aristocrate, tout comme Henry James, Edith Wharton ou Virginia Woolf, semble tellement éloignée du réel, à évoquer une classe sociale à la vie matérielle feutrée, préoccupée semble-t-il de la seule recherche du noyau stable en soi évoqué ci-dessus. Oui, et c’est peut-être de ce désir de s’éloigner du réel, la guerre et la victoire nazie, pour aller à l’essentiel, vivre, que parle Grand Canyon, ouvrage enfin traduit en français et célébré depuis belle lurette par la critique anglo-saxonne.

(Ouvrons une parenthèse pour célébrer la belle et souple traduction de Mathilde Helleu, qui est parvenue à conserver le rythme de la phrase de Sackville-West tout en la rendant agréable à lire en français. Pris quasi au hasard à la fin de la première partie de Grand Canyon, un bref paragraphe en atteste : « It was an odd train of people that began to descend slowly into those depths, though no odder probably than any assortment thrown together haphazard » ; « C’était un drôle de groupe que celui qui entamait sa lente descente dans les profondeurs, quoique pas plus étrange que toute autre société assemblée par hasard ». Chicaner est inutile, cette traduction rend l’esprit du verbe de Sackville-West ; que demander de plus ?).

Cette critique anglo-saxonne présente Grand Canyon comme la première uchronie écrite au sujet de la Seconde Guerre mondiale, ce qui peut surprendre venant de Sackville-West, plutôt habituée aux drames intimes, mais elle s’en explique dans une brève et lumineuse « Note » en guise de préface : « Avec Grand Canyon, j’ai voulu écrire une mise en garde. J’y ai imaginé les dangers d’un monde dans lequel l’Allemagne, par le biais d’une tactique indéterminée, a vaincu dans la guerre qui se déroule actuellement ». Actuellement ? Oui car Sackville-West publie Grand Canyon en 1942, année de l’histoire qui y est narrée. Au temps pour une autrice dégagée des contingences réalistes et contemporaines, donc.

En cette année 1942, trois ans après que l’Allemagne a proposé aux Etats-Unis, vainqueur du Japon, de jouer les médiateurs afin d’obtenir une paix durable, quelques exilés anglais en particulier et européens en général, séjournent dans un hôtel luxueux sis dans l’Arizona, juste à côté d’une base américaine dont les soldats fréquentent aussi les lieux. L’on se croise, l’on discute, l’on marivaude, surtout du côté de la jeunesse, l’on vit en feignant d’ignorer la guerre qui a ravagé l’Europe, défait l’Angleterre malgré son « fossé défensif » et une longue histoire de flegmatique courage (Francis Drake est cité, entre autres, et des références sont faites à des discours de Churchill), occasionné la perte d’êtres chers et de repères ; tout cela semblerait léger sans l’art consommé de Vita Sackville-West de parsemer les discussions et les descriptions d’éléments inquiétants, voire d’éléments anodins dont la portée exacte ne se révèle que bien des pages plus tard – on pourrait donner des exemples, mais ce serait gâcher le plaisir du lecteur à venir et risquer de faire confondre l’art romanesque de cette Lady avec une quelconque mécanique.

Durant la première partie du roman, qui se déroule sur une seule journée, débutée paisiblement et finie dans l’horreur d’une attaque nazie (le Mexique est un allié, tout comme le Brésil, du régime hitlérien), Sackville-West invite à suivre en particulier deux personnages, Lester Dale et Helen Temple, deux quinquagénaires solitaires, en désir d’une complicité à laquelle ils ne croient plus – eux à l’esprit desquels surgissent des vers de Shakespeare ou de Herrick en commentaires à une situation, eux qui regardent du même œil le « zoo de Grand Canyon » se réunir pour le repas de midi et pour le bal vespéral, et considèrent de la même façon la relation spectaculaire qu’a Royer, le patron de l’hôtel, aux Navajos environnants, à la fois dupes et acteurs d’un tourisme critiqué en douce par Sackville-West. Ces deux personnages sont typiques de l’œuvre de Sackville-West : des êtres semblant revenus de tout, à la tendre carapace ironique et littéraire, mais au fond disponibles à de nouvelles émotions, ou plutôt à des émotions désirées, consciemment ou non, mais pas encore rencontrées. En suivant ces deux personnages, ou plutôt leur regard, on fréquente un microcosme cosmopolite, à la fois débonnaire, bon enfant, et inquiet, que ce soit la jeune Américaine Loraine, fille d’une petite bourgeoisie morne finement envisagée par Temple et au drame intime à peine effleuré (pudeur de l’écriture), ou la Polonaise Madame de Retz et son perroquet ; l’on fait comme si la guerre était absente, mais qui un fils, qui un frère, qui une famille, qui une nation, tout le monde vient avec son lot de pertes.

Tout l’art de Sackville-West tient à ne rien assener au lecteur, que ce soit de l’intimité des personnages ou de la situation géopolitique : les informations sont comme diluées, disséminées çà et là, avec cette retenue anglo-saxonne que reconnaîtront ceux qui ont apprécié, par exemple, Les Vestiges du jour, le très beau roman de Ishiguro – auquel on pense à l’instant, en écrivant ces lignes, et en y voyant une confluence historique. On apprend tout au fil de conversations, et seules quelques envolées de Mrs Temple sont un rien longuettes – mais c’est le personnage, didactique et capable de laisser affleurer ses émotions, qui veut cela, ce n’est pas une maladresse de Sackville-West, et l’on peut apprécier la façon dont Temple se laisse aller à imaginer la conférence imaginaire dite par un énigmatique « ermite » (dont on taira ici l’identité) face aux nazis qui viendraient l’assassiner, avec cette phrase magnifique à l’intention de ceux qui sont dans « l’aveuglement causé par la foi [qui] peut s’appliquer au principe du bien comme à celui du mal » : « Il est impossible de vous échapper ; vous envahissez tous les recoins de la Terre, comme des sauterelles ». Ce discours, c’est peut-être bien Sackville-West, aristocrate britannique de 1942, qui monte à la tribune de la fiction pour condamner l’esprit guerrier (« Meine Herren, la guerre m’ennuie »), pour dire toute l’ampleur de l’horreur hitlérienne, c’est peut-être bien l’autrice qu’on pourrait aisément qualifier de mondaine, de badine, qui sort de ses gonds ; c’est un grandiose emportement, que Churchill lui-même aurait pu connaître.

Mais l’autrice va se révéler dans toute sa puissance une fois que ce petit monde, l’hôtel en flammes, est descendu, guidé par Dale et Temple, dans le Grand Canyon. Cette seconde partie est sublime, ni plus ni moins – mais l’on ose à peine en parler, car le moindre mot mal choisi en révélerait la teneur exacte, le sens absolu. Disons juste ceci, en pesant nos mots : au fond du Grand Canyon se réfugie ce qu’il reste de l’humain après une catastrophe destructrice, et c’est toute la grâce de Sackville-West que de laisser à songer que cette part est la plus belle. Disons juste encore ceci : ce roman est au fond accessoirement une uchronie, il est surtout l’histoire d’une belle rencontre entre deux solitaires qui découvrent enfin la possibilité d’en finir avec la solitude, dans une complicité totale, et voici ce que pense Helen de ses partages avec Lester : « C’était comme un orgasme de l’entendement, long et serein, au lieu de l’orgasme bref et vite oublié que procurent les sens ; une complicité qui liait non seulement leurs deux êtres, mais aussi tous les mystères latents de l’univers ».

Par crainte de trop en dévoiler quant à l’intrigue de Grand Canyon, il se peut qu’on ait été trop allusif, et qu’on ait fait croire que ce roman était pur esprit ; on espère au contraire être parvenu à faire ressentir à quel point ce roman, loin d’un quelconque exercice intellectuel d’avertissement, malgré ce qu’en écrit Sackville-West elle-même, est avant tout une magnifique histoire humaine, d’âme et de corps, face à une époque barbare. Mais il est vrai que parfois, quand on aime un roman, on ne parvient pas à en dire grand-chose d’intelligent, juste les mots écrits au début de cette chronique. En tout cas, même si on n’a peut-être touché que deux ou trois lecteurs de La Cause Littéraire, on partagera Grand Canyon avec une personne aimée, celle avec qui on a déjà partagé en silence Toute passion abolie. Et « tous les mystères latents de l’univers », donc.

 

Didier Smal

 

Vita Sackville-West (1892-1962) est une autrice et jardinière britannique, à l’écriture aussi aristocratique que le fut son existence – c’est-à-dire capable d’une liberté de ton à la rare élégance.

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A propos du rédacteur

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Didier Smal, né le même jour que Billie Holiday, cinquante-huit ans plus tard. Professeur de français par mégarde, transmetteur de jouissances littéraires, et existentielles, par choix. Journaliste musical dans une autre vie, papa de trois enfants, persuadé que Le Rendez-vous des héros n'est pas une fiction, parce qu'autrement la littérature, le mot, le verbe n'aurait aucun sens. Un dernier détail : porte tatoués sur l'avant-bras droit les deux premiers mots de L'Iiade.