Gomorra, Dans l’empire de la camorra, Roberto Saviano (par Philippe Leuckx)
Gomorra, Dans l’empire de la camorra, octobre 2018, réédition avec l’ajout d’une préface de l’auteur, 480 pages, 9,40 €
Ecrivain(s): Roberto Saviano Edition: Folio (Gallimard)
Gomorra (publié en 2007) d’un Roberto Saviano de vingt-huit ans et en exil de sa Naples natale, est une vertigineuse plongée en terre infernale.
Dès l’entame – une virée dans un port de tous les trafics entre Chinois de la Triade, douanes et astuces anti-douanières –, le ton est donné. On ne va pas rigoler et en matière de mafia, de collusion, d’infection, la dose est tout, sauf homéopathique. On accompagne la mort d’une jeune Chinoise, plongée dans un puits pour avoir refusé quelques avances. On accompagne… et c’est aussi la vraie dimension d’une œuvre où l’empathie – Roberto témoin, observateur, fidèle à sa ville et dégoûté par elle – l’emporte sans cesser d’être atrocement critique, férocement vraie.
On suit Roberto en Vespa au nord de Naples, dans l’enceinte de ces villages bardés d’explosifs, de commerces illicites, de groupes, de cavales, de poursuites, de règlements de comptes.
On accompagne, écœuré. Les clans (Di Lauro, des Espagnols) se déchaînent.
Toutes les victimes, innocentes ou impliquées, jeunes, moins jeunes, au piège de ces clans de la mort ! Et le regard narratif de Roberto prend des allures de western glauque, morbide. L’écriture est minutieuse dans la description de l’horreur au quotidien et quand on brûle des voitures et des corps, on a le cœur mal accroché.
Le narcotrafic, les deals de toutes sortes (et les essais de dosage auprès de cobayes, lors d’un chapitre hallucinant !) : le documentaire distille très vite toutes les émotions de lecture ; on va d’une peur rentrée à l’abomination, passant par le trouble vague, l’angoisse creusée au corps.
L’hyperréalisme de Roberto assume temps et espace. Des années 90 aux derniers mois de 2005, le constat dessine un tableau noir de Naples, des environs (Caserte…), dévoile toutes les trames qui sédimentent le Système.
On n’oubliera pas de si tôt le récit terrible de la mort de la jeune Annalisa, quatorze printemps, abattue un jour de passeggiata avec ses copines, autour des scooters de la mort. Ni celui du père du narrateur, médecin battu à sang puisqu’il avait sauvé un jeune de dix-huit ans des mains des camorristes ayant raté – faute d’un os mal placé ! – leur cible !
D’Aversa à Gaète, de Secondigliano au cœur de Naples, Saviano nous retourne le cœur, dénonçant, décrivant au plus juste telle scène, tel engin de mort, telle rafle, tel massacre à la kalachnikov-47…
C’est avec émotion qu’on lit les derniers chapitres de l’ouvrage de Roberto. Comme catharsis – comment se laver le cœur de tant d’horreurs sur ses terres d’enfance –, l’écrivain-journaliste part de Naples pour Pordenone, et aller se recueillir à Casarsa sur la tombe de Pier Paolo Pasolini le Corsaire et répéter avec lui, le maître, JE SAIS… Oui, Roberto sait intimement, de cœur et d’enquête, que tout ce qu’il a vu est vrai, jusqu’à l’horreur des mécanismes qu’il a perçus, dévoilés… Quelle belle scène d’hommage à l’écrivain le plus attaqué de toutes parts, pour avoir osé dire ce qui boitait dans la république, ce qui se magouillait en-dessous des tables, ce qui heurtait de plein fouet la justice élémentaire, la morale… PASOLINI-SAVIANO. Je sais après avoir lu cette terrible enquête que les deux écrivains partagent de nombreux points communs, non seulement par les convictions de vérité et d’intelligence, mais encore par la manière ethnographique de rendre compte des réalités socio-économico-culturelles d’un « pays » donné. Ce que Pasolini avait dit de sa patrie frioulane (il suffit de relire ses poèmes de jeunesse en frioulan parus au Castor Astral) ou de Rome, regagnée au tout début des années 50 dans l’enfer des borgate, dans le sous-prolétariat des achélèmes de Monte Sacro, Rebibbia, dont il avait rendu toute la matière dans le très controversé Ragazzi di vita, qui lui valut déjà des procès, après celui de Casarsa en 49…
Saviano nous parle aussi du plus juste de sa terre, Naples, son père, ses amis perdus, disparus, ses immeubles, sa vie, ses souvenirs (le terrible de 1994 avec la disparition de Giuseppe Diana, dit don Peppino, prêtre antimafia, tué dans son église), tant de mémoires collectives et individuelles, dont il prend la mesure, regard de journaliste qui note tout, explique, référence, cite, tente de comprendre, analyse ressorts, enjeux…
L’ultime chapitre de Gomorra assène la thèse finale : trafics en tous genres – drogues, constructions, déchets toxiques et ménagers, corruptions, intimidations, massacres entre clans… –, logique ultralibérale sans état d’âme, déglingue sociale, arriération de populations minées par la camorra, impuissance politique et travail de la justice digne de Sisyphe… sont les ingrédients de la société de demain, dont la Campanie, autour de Naples, de Caserte, est comme le révélateur photographique saisissant.
Chinois mafieux, clans camorristes, mafias de l’Est de l’Europe ont trouvé à Naples, dans son port, sur le littoral du côté de Gaète et dans tout l’arrière-pays (Casal di Principe, Secondigliano, Aversa, etc.) les terres idéales pour les malversations les plus juteuses. Comment l’homme pourrit l’homme ou comment l’argent devient la seule justification du vivant.
Le tableau est apocalyptique : quand on voit Saviano décrire au plus près, au plus juste, les jeunes – de quatorze à trente ans – mangés, abîmés, usés, tués par ce Système (nom de code de la camorra), on comprend comment une émotion vertigineuse nous prend à la gorge, aux tripes, devant tant de vies déchiquetées au vrai, au figuré.
Le Nord de la Péninsule déverse toutes ses crasses en Campanie. Le lait des bufflonnes fourni par Parmalat est de la pure dioxine. Les troupeaux de bergers servent de cibles aux kalachnikovs-47. On pourrait allonger la liste des exemples fournis par Robbè comme l’appellent son père et un ami, Franco, devenu spécialiste des déchets à caser dans sa propre terre de Campanie.
Philippe Leuckx
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