Gîtes, Julio Cortazar
Gîtes, trad. de l’esp. par Laure Bataillon, Gallimard, Collection L’imaginaire, Mai 2012, 280 p. 9,50 €
Ecrivain(s): Julio Cortázar Edition: Gallimard
Ce qu’il y a de fascinant dans les nouvelles de Cortázar, très représentatives de la riche littérature fantastique latino-américaine, c’est qu’elles partent quasi toujours du quotidien, de situations des plus banales, et puis, comme si la réalité commune n’était protégée que par un voile extrêmement ténu, soudain par une brèche, une faille, une déchirure, elle est envahie ou insidieusement pénétrée par d’autres réalités bien plus sombres et menaçantes, où évoluent des créatures dangereuses, effrayantes, ou pire encore. Elles montrent à quel point notre normalité, finalement, tient à peu de chose et qu’un rien peut nous faire basculer dans la folie, attiser nos pulsions les plus obscures, les plus animales, comme la statuette qui rend fou et sanguinaire dans L’idole des Cyclades et Les ménades, où un chef d’orchestre paye cher et probablement en chair, son moment de gloire, quand le concert classique se transforme en orgie carnassière, sous la conduite d’une femme vêtue de rouge. Le talent de Cortázar n’est plus à démontrer, et bien que les nouvelles de Gîtes, dont certaines figurent également dans d’autres recueils, commencent à dater – première parution chez Gallimard en 1968 – elles n’ont pas pris une ride. Elles se lisent avec toujours autant d’intérêt, de frissons et de plaisir.
Une des plus notables, c’est sans doute N’accusez personne. Un homme enfile un pull, situation que nous avons tous connue, ça serre un peu, on se débat, on cherche la sortie, lui n’en ressortira pas vivant. Cette nouvelle, très simple en apparence est d’une efficacité redoutable. Dans le registre légèrement surréaliste, il y a encore Céphalée, où un couple d’éleveurs subit les symptômes de tous les terrains homéopathiques, sur fond d’élevage de bêtes étranges, fragiles et apparemment répugnantes, les mancuspies.
Il y a cet homme dans Lettre à une amie en voyage qui vomit des petits lapins. Dans Maison occupée, un frère et une sœur vivent seuls dans une vaste demeure familiale, mais peu à peu sont obligés de se retrancher dans un espace de plus en plus restreint, jusqu’à devoir quitter la maison. Le talent de Cortázar est l’art de rendre palpables les tensions, sans besoin d’expliquer quoi que ce soit, souvent les situations virent à l’absurde, mais un absurde si noir qu’il est difficile d’en rire. Parfois, les nouvelles ressemblent à des souvenirs d’enfance, elles ont cette ambiance un peu douce et délavée, des anciens albums photos, et soudain transparait, sans crier gare, la cruauté.
Pas mal de nouvelles se construisent aussi autour des rêves, des prémonitions, comme Récit sur un fond d’eau, Dîner d’amis ; de la perméabilité des frontières entre la vie et la mort, comme cet enfant qui pleure derrière La porte condamnée d’une chambre d’hôtel, scène qui pourrait tout à fait figurer dans un film fantastique japonais, et puis dans Le fleuve, une nouvelle particulièrement cynique autour du couple, ainsi que dans Autobus, où les deux mondes s’interpénètrent le temps d’un parcours en autobus, au plus grand effroi de deux des passagers qui n’ont pas de bouquet de fleurs et ne descendent pas au cimetière. Cette nouvelle d’ailleurs fait penser à une autre excellente nouvelle qui se déroule dans un tramway, Les vautours, de l’auteur bolivien Oscar Cerruto dans Cercle de pénombre.
Pour les aficionados de ce genre de littérature, on ne saurait trop conseiller entre autre l’anthologie Histoires étranges et fantastiques d’Amérique latine parue chez Métailié en 1997, où l’on peut retrouver deux nouvelles de Cortázar,N’accusez personne et Apocalypse du Solentiname. Un auteur à découvrir également, uruguayen, si ce n’est déjà fait : Horacio Quiroga, avec notamment ses Contes d’Amour, de folie et de mort.
Cathy Garcia
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