Girafes, Pau Miró (2ème article)
Girafes, 2015, traduit du catalan par Clarice Plasteig Dit Cassou (Girafes, 2009), 101 pages, 14,60 €
Ecrivain(s): Pau Mirò Edition: Espaces 34
Le théâtre, c’est a priori fait pour être joué et pour être vu, regardé. Mais cela peut aussi se lire. Une lecture qui est un autre plaisir pour le lecteur en même temps qu’une épreuve pour le texte qui se livre nu, dépouillé des trouvailles du metteur en scène comme de l’habileté des acteurs, ou même simplement de leur présence physique, du grain et de l’épaisseur de leurs voix et de leurs corps. Il y a des textes qui ne sont alors pas toujours à la hauteur du spectacle, et pas seulement des réalisations qui ne savent pas donner une vraie vie au texte. Il y en a d’autres qui peuvent vivre leur propre vie, tel celui-ci.
Pau Miró, lui, n’est pas seulement auteur de textes pour le théâtre, il est aussi comédien, metteur en scène et fondateur d’une compagnie. Trois de ses pièces, qui forment une trilogie « animale », ont été traduites du catalan et publiées par Espaces 34 – un éditeur installé près de Montpellier qui poursuit depuis quelques années un travail remarquable, nous faisant découvrir de nouvelles voix du théâtre d’aujourd’hui, tant françaises qu’étrangères. Buffles, Lions et Girafes sont les trois étapes de cette trilogie qui a été récompensée en 2009 (Prix du meilleur texte théâtral de la critique théâtrale de Barcelone). Nous découvrons ici la plus récente.
Girafes nous transporte à la fin des années 50, dans une famille modeste de Barcelone (mais l’auteur autorise les traducteurs à se faire adaptateurs et à transposer la scène sur d’autres territoires). Tissés de silences, pleins de réponses muettes, les dialogues et monologues qui se succèdent oscillent entre réalisme social et fantastique poétique, tout en restant ancrés dans une réalité urbaine et historique précise, évoquée tant par les personnages que par les objets et les situations. Les silences, ou même le silence, structure profondément le texte et la dramaturgie, faisant résonner entre les mots doutes et suspicions, espoirs et craintes et donnant à entendre un texte qui n’est ni dit ni écrit, peut-être parce que, dans la vraie vie, il ne peut pas non plus ouvertement se dire ou s’écrire.
Une femme et un homme, son mari, menuisier dont les doigts sont toujours menacés, le frère qui parle peu, très peu, mais qui écoute et dialogue tout en écrivant sans cesse, un vendeur de machines à laver – les premières – bien insistant, un sous-locataire bien aimable. Et chacun d’être vigilant à ce qui ne se dit pas, à ce qui n’arrivera peut-être pas, comme pour conjurer la question que pose l’homme :Pourquoi est-ce que les choses qui n’existent pas sont si dangereuses ? Peur de l’étranger qui pourrait menacer l’équilibre familial, peur de la fragilité du pouvoir de l’homme, peur des rêves insaisissables et incompréhensibles du frère, peur de l’avenir qui frappe à la porte et pourrait bouleverser le quotidien… Ces peurs-là, que l’auteur place dans une Espagne verrouillée par l’église et le pouvoir politique, peuvent paraître bien datées, comme d’un autre temps. Ils se pourraient bien qu’elles soient bien plus d’actualité qu’on ne le voudrait…
Un texte à la fois concis, sans excès, mais riche de tout ce qu’il ne dit pas et convoque pourtant. Il ne semble pas encore avoir rencontré les scènes françaises (si ce n’est sous forme de lecture) mais le mériterait bien.
Marc Ossorguine
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