Ghâts, images, durée - Histoire furtive (Par Patrick Abraham)
A la mémoire d’Alain Daniélou
Sur les ghâts d’une rivière sacrée, à Bénarès, ailleurs ou dans un songe, des jeunes filles en sari, timides, entrent dans l’eau : deux polissons en haillons les observent, dissimulés derrière une vache, une main dans leur short rapiécé. Des pèlerins récitent les prières auspicieuses en commençant leurs ablutions. Plus bas, on se lave les dents, on lessive, on se rince, on barbote. Des déchets sacrificiels flottassent. Des barques circulent, s’arriment, s’éloignent.
Un businessman, son bain rituel achevé, tapote avec concentration sur son ordinateur portable, lorgné par une mendiante persévérante. Un gras gourou enseigne à un auditoire circonspect les subtilités du détachement. Sous une tente, assis en tailleur devant un lingam arrosé de beurre clarifié, des sâdhus vêtus d’orange, le front marqué de cendre, âgés de deux cent soixante ans peut-être comme Trailanga Swami, psalmodient : si je les regarde, me voient-ils ?
Dans un jardin dominant le fleuve où s’inverse l’architecture des vieux palais, un père réapprend à son fils handicapé ou convalescent, avec une infinie tendresse, à avancer de quelques mètres. Des lycéens en uniforme jouent au cricket, pilotent des cerfs-volants sur les toits. De beaux jeunes hommes à l’équilibre musculaire parfait, surgis d’une strophe de Jean Sénac, d’un alexandrin de William Cliff, sculptent leur buste en soulevant des haltères.
Un bûcher funéraire fume. La chaleur devient insoutenable quand on s’approche. Un domra frappe le corps à coups de gourdin pour activer la combustion. A proximité, un chien patiente, les parents du défunt papotent, mâchent du paan, crachent sur les marches, s’ennuient – attendant leur tour ? On chante dans toutes les langues du sous-continent la puissance et l’éternité du Bienveillant dont la chevelure a sauvé le monde dans un temps immémorial, qui est ici chez lui, dont le nom prononcé à l’instant de la mort assurera une renaissance propice.
Musiques des temples, appels, rires d’enfants, cris des dhobi wallahs battant leur linge, troubles remous, immensité de l’heure. Sur le pont de fer, un train passe. Le ciel se couvre. On prépare l’artidu soir. Les lampadaires s’allument, de petites flammes déjà dérivent – Jai maa Ganga. Je lis The Boyfriend de R. Raj Rao en buvant un thé archi-sucré, sans trop savoir qui je demeure.
Patrick Abraham
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