George Steiner, l’hôte importun, Entretien posthume et autres conversations, Nuccio Ordine (par Gilles Banderier)
George Steiner, l’hôte importun, Entretien posthume et autres conversations, Nuccio Ordine, Les Belles-Lettres, mai 2022, trad. italien, Luc Hersant, 116 pages, 15 €
Edition: Les Belles Lettres
George Steiner est mort le 3 février 2020 à son domicile de Cambridge et le monde est désormais un endroit moins intéressant. Puisque les mathématiciens et les astrophysiciens postulent l’existence d’une infinité d’univers infinis dans une infinité de dimensions, il n’est pas exclu que dans l’un d’eux ou l’une d’elles, Steiner poursuive le dialogue entamé en sa prime jeunesse avec les grands créateurs du passé (il affirmait pour sa part ne pas croire à une forme de vie après la mort). Mais, dans notre monde et notre dimension, c’est hélas fini, même s’il n’est pas impossible que les années à venir apportent la publication de cours, de textes oubliés, voire d’authentiques inédits, comme dans le volume du Pr. Nuccio Ordine. La première partie est constituée d’une série de chapitres brefs, où le savant italien parcourt les grands thèmes de l’œuvre de Steiner. La seconde partie s’ouvre sur un « Entretien posthume ». L’exercice consistant à faire parler les morts se pratique couramment depuis l’Antiquité, mais il s’agit en l’occurrence de la transcription d’un entretien que Steiner a réellement donné à Nuccio Ordine en 2014 et dont le texte ne devait être divulgué qu’après son décès.
Il en fut ainsi, dans le Corriere della sera et El País, mais pas en France, semble-t-il, ce qui ne surprendra que ceux qui croient que ce pays dispose encore d’une presse écrite digne de ce nom. Quatre autres entretiens (anthumes, ceux-là, serait-on tenté de dire), publiés par le prestigieux quotidien italien entre 2006 et 2019, complètent le bouquet.
Il faut relire Steiner parce qu’il a posé les questions fondamentales, sans apporter les réponses, peut-être parce qu’il n’y en a pas ou qu’elles ne sont pas univoques ; et il ne s’agissait pas de questions ou de constats qui faisaient plaisir, comme son diagnostic impitoyable sur l’effondrement des systèmes éducatifs occidentaux, l’alliance de la culture et de la barbarie la plus nue (ruinant les espoirs messianiques et naïfs des Lumières) ou la disparition des textes classiques de l’horizon culturel. Dans Réelles présences, il avait dégagé l’existence d’une sorte de loi de Gresham entre la création et la critique ou le divertissement. Voici peu, une lectrice cherchant à emprunter un exemplaire du Salammbô de Flaubert à la bibliothèque municipale (pardon : la médiathèque), par ailleurs bien fournie en mangas, d’une petite ville de province, n’y trouva pas le roman de Flaubert. Le passage même du concept de bibliothèque à celui de médiathèque exprime concrètement la relégation du livre, la perte de sa primauté et de sa centralité, un autre motif d’affliction pour Steiner. En Italie, nous apprend Nuccio Ordine, les grandes collections de textes classiques ont disparu ou sont en train de disparaître. En France, la Bibliothèque de la Pléiade subsiste, à peu près seule, mais non sans avoir trahi l’esprit de ses fondateurs. Il est tout à fait possible que la flamboyante et brève période où coïncidèrent une éducation populaire très étendue et des tirages soutenus pour les grands auteurs n’ait été qu’une parenthèse météorique dans l’histoire de la civilisation, que l’écriture et même la lecture non exclusivement utilitaires redeviennent l’apanage (le terme même renvoie au Moyen Âge) d’un très petit nombre, comme ce fut le cas durant le millénaire médiéval.
Gilles Banderier
Nuccio Ordine enseigne la littérature italienne à l’université de Calabre.
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