Génitalité - Féminologie IV : Antoinette Fouque (par Laurence Zordan)
Génitalité - Féminologie IV : Antoinette Fouque, Ed. Des Femmes 2023
quatre carrés
Pas simplement une illustration, c’est une invitation que figure le tableau de Joseph Albers qui orne (qui anime, plutôt) la couverture de Féminologie IV Géni(t)alité. Géni(t)alité : en unissant deux syllabes, la parenthèse donne corps à un mot qui se fait matriciel non pas en « donnant un sens plus pur aux mots de la tribu », mais en offrant la genèse du sens à un paradoxe. Paradoxe qui se fait paradigme avec « la chair pense ».
Paradoxe parce que, d’ordinaire, chair et pensée s’opposent : la pensée n’est pas secrétée par le cerveau à la manière de la bile par le foie et, même si l’âme n’est pas logée dans le corps comme un pilote en son navire, demeure la séparation de l’âme et du corps.
Paradigme, parce que c’est à la condition que création et procréation, génialité et génitalité, conception de la chair et chair qui conçoit ne soient plus antagonistes et divisées, à cette condition donc, qu’hommes et femmes ensemble pourront élaborer une éthique de la procréation et une esthétique de la création.
Quatre carrés du tableau Homage to the square de Joseph Albers. Féminologie IV succède à : Il y a deux sexes. Féminologie II (Gravidanza). Féminologie III (Génésique). Des carrés matriciels mus par le don fécond et illimité qui ne calcule pas, ne gère pas, mais rayonne et génère, en une « explosion fixe de beauté » grâce à la « chair des couleurs vibratiles ».
Et ce sont bien quatre questions qui méritent d’être posées, questions vibratiles qui résonnent dans le vacarme silencieux des idées reçues, ces dernières étant mutiques car impuissantes à dire la réalité d’impératifs se déclinant tels :
= mesurer la tragique actualité du mot « existence » ;
= ouvrir un chemin et non pas une serrure ;
= dépasser l’encyclopédie d’un glossaire grâce à une encyclopédie en mouvement ;
= lire le préhumain dans l’humain pour incarner l’avenir.
Mesurer la tragique actualité du mot « existence »
« Le XXIème siècle sera géni(t)al ou restera narcissique et meurtrier, et ne sera pas », affirmait de façon prémonitoire Antoinette Fouque.
La guerre est existentielle aux yeux de Poutine, dit-on. L’Ukraine se bat pour son existence et celle des démocraties. L’histoire, telle que révisée par Poutine n’existe pas. Il affirme l’existence d’un seul peuple pour dénier à l’Ukraine d’exister. Antoinette Fouque avait dénoncé « l’affirmation totalitaire selon laquelle il n’y a que de l’un, il n’y a que de l’un sans une, il n’y a que de l’un sans autre ».
Le viol, arme de guerre, martyrise les femmes ukrainiennes. L’irruption de la cruauté en Europe évoque les images de la destruction et de la prédation qui amènent à réfléchir sur le concept d’existence. Qu’est-ce qui existe ? Question lancinante dans le chaos et sous les décombres (ceux de la guerre ou du tremblement de terre). Question éclairante lorsque Antoinette Fouque la pose avec audace suite au propos de Lacan selon lequel la femme n’existe pas. Cet effacement exprime la violence symbolique que les cultures, la métaphysique exercent sur les femmes. « La violence symbolique c’est de faire croire aux femmes que le travail génésique est un esclavage, alors que c’est la condition d’esclave qui fait du travail génésique un malheur ».
Les femmes, menacées d’inexistence. Dès 1991, le prix Nobel d’économie Amartya Sen soulignait que cent à cent-cinquante millions de femmes manquaient à l’appel si on applique le sex ratio à l’âge adulte.
Existence : terme d’actualité. Alliance : terme d’actualité lui aussi, les alliés de l’Ukraine ne sont pas des cobelligérants. Alliance et nuance. Alliance multiple, alliance des femmes théorisée par Antoinette Fouque.
Ouvrir un chemin et non pas une serrure
« Que dire à ces gens qui, croyant posséder une clé, n’ont de cesse qu’ils aient disposé votre œuvre en forme de serrure ? », demandait Julien Gracq. La féminologie n’est pas le trousseau de clés du féminisme qui fait tinter « différentialisme, essentialisme, universalisme ».
Fine lectrice de Bernanos, Antoinette Fouque met en garde contre la tentation de tourner en rond. Dans Sous le soleil de Satan, l’abbé Donissan, de nuit, se perd, tourne en rond et tombe sur le personnage d’un maquignon. Après avoir échangé avec lui des banalités, le prêtre a un étourdissement et le maquignon le prend dans ses bras jusqu’à ce que sa bouche se presse contre la sienne pour lui voler son souffle.
Leur voler leur souffle, leur inspiration créatrice, leur libido creandi : « femmes en mouvement, nous nous sommes heurtées à des résistances profondes ancrées dans des fables archaïques, relayées par l’anthropologie, reprises et modernisées au cours des siècles par les religions et les courants de pensée, tant philosophique que scientifiques. Or, toutes ces fables ont en commun l’effacement de l’origine », au nom d’un « modèle réputé universaliste qui met en réalité l’accent sur la seule moitié masculine », lequel modèle fonde l’antériorité de l’homme. Reconnaître la libido creandi de la gén(t)alité constitue un « bond au dehors » de ce modèle. Le bond en dehors n’est pas une relation symétrique consistant à mettre la femme à la place de l’homme, ni à garder le même schéma avec une évolution du rôle de chacun.
Le bond en dehors n’est pas un soubresaut, mais le frayage d’un chemin à l’aide d’une cartographie à inventer. « Mon projet, en fondant le MLF, était d’accoucher d’une théorie de la génitalité. Cela passait par l’émergence du corps dans l’histoire et la révélation de la “blessure génésique” ». Celle-ci résulte de ce que les hommes ne peuvent se passer de l’enfantement des femmes, ils sont enfantés par des femmes, en l’absence d’utérus artificiel. Antécédence. Prééminence. Pour conserver celles-ci malgré l’impossibilité d’accéder à l’expérience de la grossesse, les hommes vont se livrer à une série de constructions et de théorisations qui substituent le phallus à l’utérus.
« Il est temps qu’advienne ce qu’annonçait le MLF, l’ère de la géni(t)alité, de la reconnaissance que nous sommes tous nés d’une femme ».
Dépasser l’inertie d’un glossaire grâce à une encyclopédie en mouvement
Le logos de la féminologie n’est pas une langue maniant artificiellement le vocabulaire de l’émancipation.
« Dictionnaire universel des créatrices, manifeste d’existence du peuple immémorial et innombrable des femmes ». Longtemps avant la naissance du Dictionnaire, c’est bien le MLF qui en a programmé l’initiative. « A l’instar de Diderot qui a appelé “Encyclopédie” dans son dictionnaire les nouvelles connaissances acquises au cours de son siècle, je n’ai pas cédé sur le désir de rassembler et de partager notre propre part de Lumières, cette Renaissance culturelle, infime sans doute, notre part de colibri, l’apport du MLF ».
Le colibri de la légende amérindienne s’active à aller chercher dans son bec quelques minuscules gouttes d’eau qu’il jette sur l’immense incendie qui ravage la forêt, tandis que les autres animaux restent passifs. « Tu es fou, colibri, tu vois bien que cela ne sert à rien », lui dit l’un d’eux. « Oui, je sais, mais je fais ma part », répond le colibri.
Le Dictionnaire universel des créatrices atteste de ce que « tant de femmes ont existé, privées de représentation historique. Il lève la censure en restituant les noms de cette foule d’anonymes. […] Ces noms si labiles qu’ils se gravent à peine dans ces sanctuaires de noms propres que sont les dictionnaires ».
Ce Dictionnaire était en gestation depuis 1968, avec la création du groupe Psychanalyse et Politique, lieu de recherche et de transmission où élaborer une pensée partant de l’existence des femmes et de leur libido. « Il était urgent qu’après avoir pris la parole, les femmes prennent le stylo. […] Donner lieu au non lieu, lever le refoulement sur la création des femmes. Lutter contre l’effacement permanent, accomplir une révolution du symbolique. Renforcer et outiller le combat depuis ce lieu stratégique, les éditions des femmes », créées en 1973. « Un geste de lutte et d’accélération de la prise de conscience, de révolution de l’intime et de libération collective ».
Lire le préhumain de l’humain pour incarner l’avenir
Contre-sens obstiné : prétendre que la femme n’humanise pas la grossesse, mais que la grossesse animalise la femme.
L’utérus est archiviste. Il s’agit bien d’un livre qui précède l’oralité : avant que la mère parle à son embryon ou à son fœtus, elle le fabrique, elle s’inscrit, elle l’écrit en quelque sorte. Il existe des échanges materno-fœtaux qui laissent des traces du matriciel chez l’homme.
Un temps qui engramme et programme : tel est le temps de la gestation. L’espace de la gestation s’élargit au fur et à mesure qu’il est occupé, témoignant de l’hospitalité charnelle. La gestation, paradigme de l’éthique. La gestation pour autrui, paradigme du don. Chaque gestation réinvente l’humanité à travers une « œuvre » singulière non reproductible. Aimez ce que jamais on ne verra deux fois. Les femmes non seulement donnent vie à l’humanité, mais elles cultivent l’humanité dans l’humain : elles sont anthropocultrices.
L’archéologie a permis de faire avancer l’histoire en arrière, c’est-à-dire en avant. « Nous devrions entrer dans le siècle de l’archéologie humaine : comment la parole est venue aux humains, comment la vie a pu se façonner ».
Conclusion :
« L’essence de la prose est de périr, c’est-à-dire d’être comprise, c’est-à-dire d’être dissoute, détruite sans retour, entièrement remplacée par l’image ou par l’impulsion », écrit Valéry. A l’inverse, l’ouvrage d’Antoinette Fouque est porteuse d’une féminologie : poésie de la gestation, poésie par la gestation.
Laurence Zordan
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