Garder la terre en joie, Pascal Commère (par Murielle Compère-Demarcy)
Garder la terre en joie, Pascal Commère, Tarabuste Editeur, mars 2024, 162 pages, 16 €
Garder la terre en joie, garder la terre en vie, garder en joie la terre de sa vie… Et si l’écrire/en écrire, en retraçant ainsi le territoire/terroir existentiel d’une vie, permettait, en somme, d’en mieux restituer ce qui coule de source malgré la tâche affairée de poser des mots justes sur des passages, des paysages éphémères vécus, sur des voyages plus ou moins longs ou lointains (ici Stockholm, l’Allemagne, l’Italie, un jardin, …)… Étapes éphémères mais décisives, jalonnant le cours d’une vie. Cendrars titrait l’un de ses recueils Au cœur du monde entier et écrivit, en bourlingueur, les mots aux dents comme on mord la pulpe, la chair d’un fruit dont l’arbre se déplacerait au gré de nos aventures entre ciel et terre, tout en se nourrissant d’un même sol nourricier, celui de la terre, en y ajoutant l’encre du Langage pour en grandir encore les racines et les nuancer par la transfiguration roborative que provoque toute restitution/tout récit d’une temporalité aléatoire ou événementielle.
Trouver le tempo, la mesure où circulera fluidement et avec consistance et style l’écriture n’est pas une mince affaire, de même qu’écrire ne peut être une entreprise vouée à une improvisation totale. S’il y a en effet parfois improvisation c’est dans le sens d’une exécution maîtrisée où la créativité intuitive s’exerce de façon analogue à l’interprétation inspirée d’un morceau de free-jazz. L’écriture est chez Pascal Commère ce compost épandu sur la terre l’alimentant et la régénérant à travers le temps ; elle est, en même temps que matière élémentaire composant le terreau même de notre présence humaine sur terre, aussi l’outil qui participe à la « joie » de l’expansion de l’univers auquel nous appartenons, espèce humaine partie intégrante des autres espèces. L’écriture, cosmos dans le cosmos dans la poétique de Pascal Commère, creuse son territoire et son terroir : elle est à la fois racine, terre profonde et creuse à travers le temps par le truchement de la houe des mots.
Des atmosphères prégnantes se dégagent des textes qui composent cette nouvelle publication du poète aux éditions Tarabuste, reliant de façon synesthésique à la Mémoire, ce qui demeure. L’écriture raccorde des temporalités diverses, raccorde l’instant de la linéarité de l’écriture à un passé événementiel réel ou fictif, par le biais de personnages ou la narration ; raccorde l’instant de la linéarité de l’écriture au futur. Cet écart entre ce qui fut vécu et ce qui est raconté fait ce « contre-printemps » dont parle Joseph Delteil pour évoquer le contre-courant que suivent volontiers les écrivains, surtout lorsqu’ils sont poètes. L’écriture fictive assemble les 3 dimensions de notre temporalité de vivants, dans l’orchestration de sa prose par l’image et l’écart poétique. Sans doute est-ce pour cette raison que le narrateur dans À la Recherche du temps perdu de Proust, écrit ne voir Venise qu’après Venise, ou ne pleurer la mort de sa grand-mère que des mois après l’enterrement… Pourquoi écrire, si ce n’est pour témoigner, faire revivre ce qui a disparu ? Ressusciter l’instant fugitif, en ranimer la « raison d’envol ».
J’écris sans trop savoir ni me souvenir –
des gens passent,
me bousculent. Chacun à sa manière témoigne
de ce qui fait le monde à l’instant sans qu’on sache
où il va, ce qu’il est – on attend
qu’il nous fasse une place.
Écrire est comme se tenir dans le hall d’attente d’une gare, prêt à tout départ à toute rencontre qui nous feront une place, espace-temps ouvert sur l’inconnu à vivre encore au carrefour du désir qui module notre disponibilité et des réminiscences qui ressurgissent, inattendues, et qui nous singularisent dans le même temps qu’elles nous offrent de partager de façon universelle et solidaire le monde qui nous entoure. « (…) le train roule, d’une gare à l’autre / la navette ne désemplit pas, joue son rôle. Seul un piaf parfois / trouve une raison d’envol, nous quêtons tous des miettes ».
Comment « garder la terre en joie », comment garder la tête haute (raison garder et, à l’instar de l’herbe, être vivifié par le travail des saisons et se renouveler), quand le temps inexorablement passe, quand les temporalités s’étirent et les êtres et choses s’étiolent ? Comment habiter le passage que constitue notre existence ?
Ta maison n’est pas ta maison, elle
ne l’a jamais été du reste, de passage
sur la terre – l’herbe ne l’est pas moins
qui chaque printemps se renouvelle
Ni résignation ni mélancolie chez Pascal Commère, plutôt un désir de laisser trace par l’écriture et de s’en remettre aux lois naturelles qui régissent l’existence, telle l’herbe qui pousse, grandit et meurt. L’état des lieux de nos résidences, de nos déshérences ne semble pas pour autant laisser place à un défaitisme de tristesse qui pèserait et écraserait la vitalité de nos traversées vécues ou biographiques.
D’un amour ardent se peut-il
que les cendres n’en gardent trace, chacun
victime d’une énigme dont il avait cru
détenir le secret.
L’indicible qui nous sépare des autres et l’incommunicabilité foncière des êtres n’empêchent pas le « peu de jour (qui) s’obstine » et sans doute, est-ce dans ce retrait vertigineux du silence que se forgent sur l’enclume et sous le marteau du temps qui dure, les mots du poète. Déambulant, marionnette des aléas, le poète parcourant « le monde (…) en sursis de mort partagée », écrit nos pertes « en nos pas égarés ». Il dit nos morts, nos oublis, sur la trame d’une mémoire qui dure. Les ponts vivants qu’il tend aux ombres de visages disparus ou d’« un visage entraperçu/sur l’eau vieillie, qui s’enfonce/parmi les détritus » remuent par la main d’œuvre du poème des « pierreries » (Rimbaud), « flaques de verre » (Reverdy) sur lesquelles des yeux s’ouvrent « du fond de l’heure zéro » (Petr Kral).
Une ambiance analogue à celle campée par le jardin des mots de Petr Kral résonne dans le Poème de Pascal Commère, planté en textes prosaïques sur la parcelle de Garder la terre en joie. Les mots s’y calent comme on traverse une journée de plus jusqu’au revers, entre le paysage-mot jardin et le paysage-mot os « à soupeser avant de pénétrer/dans le vide qui les sépare » (Petr Kral). Les mots soulèvent la terre, la creusent, la rendent linceul ou lit de paroles humaines et de bruits environnants abouchés en échos qui se correspondent et résonnent au dehors, mais aussi dans « ce qu’aucune mémoire ne peut malgré tout oublier » ainsi la barbarie cette « chienne enragée/nourri[ssant] de son lait aigre la folie humaine » ; ainsi la perte d’une mère, terre nourricière, monde obscur du souffle originel (« (…) Je suis seul, personne à qui parler/hormis toi petite mère qui n’as pas lu Cendrars et/ne peux comprendre, est-ce ma faute/si la mémoire s’en remet invariablement aux poètes, seuls/garants de l’unique voyage qui vaille »).
Le territoire d’un poète ne se traverse pas, il se revisite sans cesse. Au cœur du cadastre où s’accomplit le « geste de vent, souffle ras ». Imprimant « l’inscription/dans le temps d’une herbe parmi les herbes ». Exprimant, dans la caverne du langage ce qui se cache et « comme les mots tremblent », « orphelins qui dans le noir/cherchent une autre famille » (Franck Venaille). Écrivant, comme l’herbe, « la mesure à notre échelle / d’une éternité perceptible » (Pascal Commère).
Murielle Compère-Demarcy
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