Gaeska, Eiríkur Örn Norðdahl (par Léon-Marc Levy)
Gaeska, septembre 2019, trad. de l’Islandais, Éric Boury, 274 pages, 18 €
Ecrivain(s): Eiríkur Örn Norðdahl Edition: Métailié
Un livre inattendu, totalement déjanté dans sa forme, son style et son propos. Voilà de quoi animer cette rentrée littéraire. Les femmes tombent des immeubles et se fracassent sur les trottoirs, les députés se réunissent en session sous les cris des manifestants, les volcans d’Islande grondent et les tempêtes de sable s’abattent sur le pays. Il n’y a aucune limite à l’imagination de Eiríkur Örn Norðdahl, aucune limite à son humour, aucune limite à son insolence. Ce livre fait du bien.
A travers le Maelström délirant des phrases de l’auteur, se compose peu à peu un vaste tableau critique, virulent, de notre époque et de nos sociétés occidentales. De la classe politique à ses opposants, des conservateurs aux révolutionnaires, des vieux aux jeunes, des intellectuels aux prolétaires, personne n’échappe à la vindicte de Norddahl. Il épingle avec une égale jouissance le ridicule des acteurs sociaux, soulignant les comportements collectifs et individuels dans leur absurdité.
Inutile d’attendre du réalisme dans ce récit. Les passages qui peuvent s’y référer sont toujours interrompus par des faits surréels, pour ne pas dire surréalistes. Mais ce refus du réalisme n’éloigne pas pour autant Norddahl de sa volonté de cerner la réalité, notre réalité, celle d’un monde qui a perdu la tête, qui se recroqueville sur ses conservatismes, ses erreurs collectives, ses égoïsmes individuels, ses fantasmes, comme celui mis en scène vers la fin du roman : l’invasion de l’Islande par une population migrante cent fois plus nombreuse que la population islandaise d’origine. Illustration des théories à la mode du « grand remplacement », avec des minarets et des muezzins qui chantent l’appel à la prière.
« Tout près de nous, à l’entrée de la rue Austurstraeti, on voyait un groupe de hassidim fuyant à la fois l’Iran et Israël. A côté d’eux, des Arabes de Palestine fuyaient à la fois Israël et la Palestine et des Tchétchènes fuyaient les Russes. De l’autre côté de la place Laekjartorg, j’apercevais des Noirs africains dont j’étais incapable de préciser la nationalité […] Les trottoirs de la rue Laekjargata étaient envahis par des Arméniens fuyant l’Azerbaïdjan et la chaussée elle-même par d’autres africains – en vêtements de tous les jours, jeans et T-shirts – puis il y avait des Albanais fuyant la Yougoslavie depuis longtemps disparue et des chrétiens orthodoxes […]
Sur la colline d’Arnarholl, je distinguais des Islandais se fuyant eux-mêmes. Fuyant l’afflux de réfugiés ».
L’un des narrateurs, député lui-même, rapporte les tableaux baroques de l’Assemblée Nationale islandaise. La verve rabelaisienne de l’auteur dresse des scènes épiques, dignes de la guerre Picrocholine.
« Les membres du gouvernement étaient plus ou moins affalés, inconscients, ivres et bedonnants. Le concert de rots et de flatulences qu’interprétaient leurs gosiers et leurs anus rappelait les teuf-teuf d’un moteur épuisé, leur peau rougissait, leur corps en surchauffe étaient incapables de digérer les délices dont ils s’étaient empiffrés et les liquides qu’ils avaient éclusés, et une sueur grasse mêlée de vin et de café jaillissait à flots des serveurs de la République ».
Conte baroque, fable politique, Gaeska est en tout cas un livre drôle et décapant, dont la traduction, assurée par Eric Boury, sert parfaitement la qualité.
VL2 (modeste valeur littéraire)
Léon-Marc Levy
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