Fureur divine Une histoire du génie, Darrin M. McMahon
Fureur divine Une histoire du génie, trad. l’anglais (USA) Christophe Jaquet, 384 pages, 24 €
Ecrivain(s): Darrin M. McMahon Edition: Fayard
Nous vivons une époque géniale, où les génies se croisent au détour de la moindre page d’un magazine culturel, du moindre programme télévisé – cinéastes, acteurs, chanteurs, écrivains, sportifs, tous semblent s’être donné le mot pour nous abreuver de génie. Jusqu’à plus soif ou jusqu’à la nausée, au choix. L’esprit critique peut à tout le moins se montrer dubitatif face à cet assaut de génialité : il écoute, il voit, il lit, et se demande si tout cela est bien raisonnable.
C’est à ce stade de la réflexion qu’arrive à point l’essai de Darrin M. McMahon, historien américain spécialiste du XVIIIe siècle et déjà auteur d’un Happiness : A History (2006), dont la renommée anglo-saxonne appelle une traduction, surtout s’il est du même tonneau que le présent Fureur Divine. Une Histoire du Génie (2013, première publication en anglais), cet essai appartenant au genre peu couru en francophonie de l’histoire des idées. C’est-à-dire que l’essai de McMahon n’analyse pas une idée dans une époque donnée, mais en montre l’évolution au fil des siècles – en l’occurrence, de l’Antiquité grecque à l’époque actuelle, en sept chapitres d’une clarté limpide. Cet historique permet de comprendre comment ce mot, « génie », a pu passer de l’évocation du plus rare à celle du plus commun.
La limpidité du propos de McMahon est servie en français par la traduction de Christophe Jaquet, que l’auteur lui-même célèbre (mais dont le lecteur un chouia tatillon regrettera qu’elle soit grevée de coquilles, certes peu courantes mais quand même présentes et parfois agaçantes, surtout dans un travail d’une si haute volée intellectuelle) ; elle rend accessible le propos de cet essai à tout lecteur un peu curieux, sans qu’il soit nécessaire d’être féru d’histoire ou fin connaisseur des époques évoquées, McMahon veillant à recontextualiser chaque idée et à l’expliciter au besoin. Pour autant, dire de Fureur Divine qu’il est un essai destiné au grand public serait exagéré : un goût minimum pour l’histoire est quand même un prérequis.
L’idée centrale de Fureur Divine est la suivante : « Le génie, depuis ses origines les plus anciennes, est une notion religieuse : il est lié d’un côté à la transcendance et au surhumain, et de l’autre à la violence, à la destruction, au mal, auxquels toute religion doit se confronter. » Cette transcendance débute avec Platon, qui explique par la « furor divinis » les visions sublimes de Socrate et son « daimonion », et continue à Rome où il est question d’Ovide et Horace célébrant le « genius » (le dieu de la naissance de chacun). Tout cela est développé en détail par McMahon, qui fait montre d’une vaste culture et s’autorise même un détour plus qu’intéressant par l’étymologie, faisant remonter le mot genius à Plaute et le reliant à « gène », « génital », « engendrer », etc. Cette vision divine du génie continue avec la chrétienté et les premiers saints, dans un chapitre assez justement intitulé « Le Génie du Christianisme » : il y est question d’anges, de démons et de Marsile Ficin en propagateur de l’oeuvre de Platon. L’auteur montre avec beaucoup de finesse que, jusqu’à la Réforme, le génie est affaire divine, mais que ce mouvement va tout à fait changer la donne : « la Réforme a contribué à vider l’espace entre le Ciel et la Terre, et à réduire sinon supprimer le rôle des médiateurs, des messagers et des anges amicaux. C’est une condition pour que pût apparaître le génie, au sens moderne du terme, un être qui réussirait à remplacer à la fois les âmes, les saints et toutes les autres sortes d’esprit. »
A partir de ce noeud historique, religieux et philosophique, c’est une autre histoire qui s’écrit, celui du génie au sein des sociétés humaines : McMahon y consacre les quatre derniers chapitres de son essai, à commencer par le pertinemment intitulé « L’Aurore des Idoles ». Dans ce chapitre, comme dans les six autres de Fureur Divine, l’auteur parvient à éviter un écueil majeur pour le thème traité : transformer son essai en une galerie de portraits de génies, avec la tentation explicative qui y serait liée. Ainsi, dans ce quatrième chapitre, il est assez longuement question de Benjamin Franklin mais juste en tant qu’il est représentatif du phénomène du génie et de son évolution ; ainsi, à propos de la vénération dont Franklin faisait l’objet en France : « en Europe, à l’époque de la Révolution française et au cours du demi-siècle qui a suivi, l’histoire passait pour être l’œuvre de grands hommes. Et mêmedans un pays où le peuple de Paris avait pris la Bastille et marché sur Versailles pour enlever le roi, la reine et le dauphin, la multitude s’inclinait devant l’unique. »
Cette dévotion pour l’unique, McMahon l’analyse au travers de la destinée de quelques génies (Beethoven ou Napoléon, et des passages plus qu’intéressants sur la notion de célébrité et celle de charisme, sur la limite entre la possession et l’inspiration), mais en montre surtout les dérives : il est dans la nature de l’homme de vouloir expliquer ce qui l’environne, et le « grand homme » n’y a pas échappé. La science, ou ce qui fut revendiqué tel, s’en est mêlée, étudiant les crânes et les cerveaux, certains développant même des collections considérables, d’autres allant jusqu’à organiser un marché qui n’était pas sans rappeler celui des saintes reliques au Moyen Age – comme si la dévotion n’avait qu’effectué un déplacement d’objet, sans changer de nature. De là à évoquer le génie propre des peuples, ce dont ne se privèrent pas d’aucuns – Gobineau en tête, mais il n’était pas le seul, toute une époque servait de caisse de résonnance à ses idées – , il n’y a qu’un pas, et l’on sait ce que ce pas a pu avoir comme conséquences funestes : l’antisémitisme en particulier se nourrit d’études pseudo-scientifiques sur le génie. Cette tentation de quantifier, de justifier, de prédire connut une autre dérive, toujours d’actualité et que McMahon analyse avec beaucoup de finesse : celle des tests de QI, qui servent avant tout à constater que le génie est… génial, comme la plupart des critères électifs mis au point durant les siècles qui précédèrent.
Le dernier chapitre, « La Religion du Génie », concerne avant tout le XXe siècle, montrant en quoi les régimes totalitaires usèrent de la notion de génie, tant Hitler que Staline, pour propager et justifier leurs doctrines. Il y est aussi question de l’ultime génie apparent, « le bon génie Albert Einstein, qui triompherait du mal et ferait son possible de la puissance du génie en la réunissant en sa personne ». Car cette « religion » du génie a toute une théologie, où s’affrontent le Bien et le Mal – mais cette religion sera mise à mal par son ultime saint, Einstein, « qui participa au démantèlement d’un culte au sein duquel il avait lui-même été considéré comme un sauveur et un destructeur » - l’ange pacifiste contre Hitler, le père putatif de la bombe atomique (bien qu’aucun de ses travaux ou presque n’ait servi à sa mise au point). Ce démantèlement a ouvert la porte à l’époque actuelle, celle du « Génie de Tous et Chacun », pour reprendre le titre de la brève conclusion de Fureur Divine, celle où le génie connaît « sa démocratisation et sa mondialisation », une époque qui pratique allègrement « le brouillage des lignes entre le génie et la célébrité », l’époque déjà célébrée par Musil dans L’Homme sans Qualités, on il est même question d’« un cheval de course génial ». Est-ce un bien, est-ce un mal ? McMahon ne tranche pas et se contente de conclure, avec Emerson : « On a vu autrefois des phénix : ils ne sont plus. Le monde n’en est pas pour autant désenchanté. »
Passionnant, prenant des détours inattendus mais pertinents (il est ainsi question de théosophie dans le chapitre intitulé « Géniologie »), Fureur Divine est l’essai parfait pour appréhender le phénomène du génie et son évolution. Darrin M. McMahon, en bon historien, montre, analyse des documents, mais se refuse à adopter la position d’un juge – quand bien même certaines attitudes face à la notion de génie appellent la critique. Quant à son style et à sa façon de présenter les idées, comme déjà indiqués, ils sont limpides. On se retrouve donc avec un essai sur le génie, qui conclut sur la disparition du phénomène et que, par adhésion à cette idée, on s’abstiendra donc de qualifier de « génial ». Ce n’est pourtant pas l’envie, liée à la médiocrité de l’époque, qui manque.
Didier Smal
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