Fugitives, Alice Munro
Fugitives, traduit de l’anglais (Canada) par Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso, 2008, 382 p. 21 €
Ecrivain(s): Alice Munro Edition: L'Olivier (Seuil)
Fugitives, en effet, et d’abord d’elles-mêmes, et du temps. Ce moment, ce temps qui les rattrape, qui dresse un mur ou les fait tourner en rond, ce temps – ou le destin – qui, comme l’ange exterminateur du film de Bunuel, joue avec ces femmes et demande une remise en situation pour à nouveau qu’elles se retrouvent, qu’elles sortent de cet enfermement ou de cette impasse, de ce non-lieu où les a menées la fugue, la fuite, leur tentative. La tentative ou l’acte réussi, en justice comme dans la vie, punie des mêmes peines.
La plus révélatrice de ces nouvelles, Subterfuges, et aussi la plus cruelle, paraît reposer sur un détail : « J’en mourrai, avait dit Robin, un soir, voilà des années. Si ma robe n’est pas prête, j’en mourrai » (p.269), ainsi commence la nouvelle.
L’héroïne de cette nouvelle, Robin, est une jeune femme vivant avec sa sœur qui a, comme on le dit pudiquement, des problèmes de santé. Captive de cette sœur aînée qu’elle ne peut laisser à elle-même, elle s’évade une fois chaque été, à la ville voisine, assister à une représentation théâtrale.
Ce jour-là, ayant perdu son sac à main avec l’argent du retour, elle rencontre Danilo-Daniel, un Serbo-Croate, qui lui propose son aide. Naît entre eux en quelques moments une passion violente, mais Daniel doit retourner dans son pays natal quelque temps plus tard et ils s’échangent la promesse de se revoir un an plus tard, jour pour jour, au même endroit – l’échoppe d’horlogerie de Daniel –, à la même heure. Elle portera la même robe.
Un an plus tard, jour pour jour, rien ne se présente de la même façon – parce que le plus grand virtuose ne joue pas deux fois exactement de la même manière, la même partition –, un an après cette promesse, rien ne s’enchaîne de la bonne façon : Lorsque Robin arrive dans une autre robe verte, l’horloger serbo-croate qui travaille dans sa boutique sur un mécanisme minutieux hoche la tête à sa vue, et lui ferme la porte au nez.
Lorsque, des années plus tard, l’hôpital où Robin travaille prend en charge des patients d’un établissement voisin surchargé, Robin reconnaît parmi les mourants l’homme qui ne l’avait pasreconnue. Mais quelque chose ne va pas : ce n’est pas le même prénom, si c’est bien le nom et le visage de l’homme aimé.
La chute de la nouvelle est foudroyante, et même par certains côtés inquiétante : le Serbo-Croate avait un frère jumeau handicapé et muet. C’était lui qui travaillait à l’échoppe de son frère et qui n’avait donc pu la reconnaître.
Double coup du sort : non seulement Robin semble être passée à côté de sa vie, mais encore le destin le lui révèle-t-il, comme une gifle. Tout aurait pu, aurait dû avoir lieu entre eux… mais ceci est une autre histoire.
Ces femmes, toutes ces femmes qui reviennent à leur point de départ, à leur point de fuite, ou qui disparaissent se refaire une vie parce qu’elles n’acceptent plus la leur, ou qui se retrouvent prisonnières d’une attente entre des murs d’hospices, toutes suivent le même mouvement.
La décision qu’elles prennent – de rejouer la pièce, ou de quitter la scène – est fugace, l’instant duchoix fugitif : on n’échappe pas à son destin.
« C’était dans un autre monde qu’ils s’étaient rencontrés, à coup sûr. Comme n’importe lequel de ces mondes échafaudés pour la scène. Leur fragile accord, leur cérémonie de baisers, la folle témérité qui leur avait fait croire que tout voguerait de l’avant comme prévu. Un écart d’un centimètre à gauche ou à droite, dans ce genre de cas, et tout est perdu.
Robin a eu des patients convaincus que les peignes et les brosses à dents doivent être disposés dans un ordre constant, que les souliers doivent être alignés dans la bonne direction, que les pas doivent être comptés, sans quoi un châtiment s’abattra.
Si elle a erré dans ce domaine, ç’aura été dans cette affaire de la robe verte. A cause de la femme de la teinturerie, de l’enfant malade, elle n’avait pas mis celle qu’il fallait.
Elle voudrait pouvoir le dire à quelqu’un. A lui » (p.306).
Anne Morin
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