Frida Kahlo, Helga Prignitz-Poda (par Yasmina Mahdi)
Frida Kahlo, Helga Prignitz-Poda, Gallimard, mars 2022, trad. allemand, Josie Mély, Catherine Weinzorn, 264 pages, 35 €
Magdalena Frida Carmen Kahlo Calderón entre souffrance et rébellion
La nouvelle édition de la magnifique monographie consacrée à Frida Kahlo (1907-1954) est rédigée par Helga Prignitz-Poda. L’historienne de l’art allemande approfondit la trajectoire de l’existence de Frida Kahlo, depuis sa naissance à Coyoacán, au Mexique, pays alors peuplé d’une classe dirigeante européenne tenant tous les secteurs économiques et d’une population indigène jugée indigne de participer aux grands événements de la nation. Les convictions politiques, les rêves, les rencontres, les souffrances, la liaison avec Diego Rivera (1886-1957) s’imbriquent dans l’œuvre de Frida, traversée à la fois par le style de la Renaissance, les mythes grecs et « les mythes aztèques de la Création ». L’artiste a assisté aux scènes cruelles de la Révolution (entre les Zapatistes et les Carrancistes), s’est passionnée pour la poésie de Walt Whitman, le bouddhisme et le marxisme, et a « choisi un chevalier en la personne de Diego ». Helga Prignitz-Poda livre une vision traumatique de l’artiste mexicaine, de son rapport à l’enfance, ceci en dépit d’une reconnaissance assez rapide (vente de tableaux dès 1938) – au contraire de Louise Bourgeois (1911-2010), découverte tardivement.
Il est intéressant que l’historienne mentionne que le point de départ que conscientise Frida soit la mémoire de sa petite enfance, un point nodal, un nœud gordien (un fracas ?), constitutif de la clé des « composantes mythomaniaques de sa peinture », en plus de son attachement/rejet à Diego, époux infidèle, et de sa fascination/répulsion pour la cruauté et la douleur. H. Prignitz-Poda subdivise en chapitres chronologiques son existence, soulignant l’importance du masque, du voilé/dévoilé : « Pour Frida, qui a vécu sa propre vie comme une mascarade, les masques permettent de façon idéale de se transformer chaque fois en quelqu’un d’autre ». Elle décrypte le dispositif codé des œuvres et compare les interprétations d’autres chercheurs.ses, notamment à propos de la magie : « L’ensemble de l’œuvre de Frida Kahlo est par ailleurs tissé de motifs chers à l’alchimie ».
L’historienne analyse les nombreux et mystérieux éléments de composition des tableaux, la représentation des objets, du bestiaire, dangereux ou destructeurs. Elle observe une tentation pour le mal et une crainte de l’empoisonnement, de la torture, de la morsure, de la piqure. André Breton, résidant en 1938 chez Lupe Marín, l’ex-épouse de Rivera, a théorisé l’œuvre de Frida. Néanmoins, Frida rejette cette interprétation en la considérant comme « la vision spéculative propre à l’esprit européen ». Helga Prignitz-Poda rapporte que « Breton a écrit quelques pages remarquablement clairvoyantes sur l’artiste mexicaine, la qualifiant de “visionnaire surréaliste” », ce qui a dérangé l’artiste. À ce sujet, Frida n’épargne pas l’élite parisienne, lors de son séjour à Paris : « Ça valait le coup de venir ici rien que pour voir pourquoi l’Europe est en train de pourrir, pourquoi tous ces gens – des bons à rien – sont la cause de tous les Hitler et de tous les Mussolini », en colère contre « cette bande de cinglés de dingos de fils de putes de surréalistes ».
Dans ce gros catalogue, quarante-deux splendides reproductions de ses chefs-d’œuvre sont accompagnées des commentaires fouillés d’H. Prignitz-Poda. L’artiste, androgyne, pose avec une sorte de défi, entourée de plantes, de fleurs exotiques, de statuettes et de signes hétéroclites, arborant l’expression altière d’une princesse ou d’une déesse. Ses nombreux autoportraits témoignent de son chemin de croix, de son calvaire et de sa rébellion. Le corps de la femme n’est plus une enveloppe onctueuse de poupée lascive offerte aux regards, mais plein d’une organicité érubescente, à vif. Une écorchée. Frida se représente transpercée de plaies mal cicatrisées, cadenassée – voire le corset de fer, les attelles. « Frida s’est emparée non d’un poignard mais d’un pinceau, et a peint sa propre douleur ». La gamme chromatique de Kahlo se construit sur de la terre cuite, avec une prédilection pour les carnations bistres, cuivrées, les cheveux et les yeux bruns, des complémentaires éclairées par des blancs épais ou opalescents, de dentelles ou de suaires. Les couleurs sont métissées, ambivalentes, riches parfois jusqu’à l’asphyxie, comme les bleus azur et les roses bonbon au milieu de mauves, de verts inquiétants, de jaunes bilieux…
Picturalement parlant, l’Autoportrait avec un chien Itzcuintli (vers 1938) n’est pas sans rappeler celui de La Duchesse d’Alba (1795) de Goya, et d’autres tableaux de Frida pourraient trouver un écho avec les ruptures stylistiques de Goya et ses personnifications d’êtres terrifiants ou enchantés. L’on tenterait peut-être un rapprochement avec l’univers de Clovis Trouille (1889-1975), dans lequel le singe, les papillons, les fleurs sexuées, les rites catholiques (détournés) et le crâne des Memento mori sont présents. Helga Prignitz-Poda observe dualité et antagonisme dans la personnalité de Frida, outre son particularisme vestimentaire : « Les différentes composantes (…) et les accessoires dont l’artiste s’entoure sont (…) ambivalents ». Chaque autoportrait est reconnaissable (l’artiste semble ne pas vieillir), peint de face ou de trois-quarts, coupé à mi-buste ou en pied. La coiffure somptueuse, l’apparat fétichiste, les curieux sourcils fournis en ailes d’hirondelle, le duvet au-dessus de la bouche pulpeuse, sensuelle, souvent close, expressive, échappent aux griffes du temps. C’est une femme qui impose sa puissance créatrice, son attractivité, mais aussi sa terreur, sa grande souffrance.
Une lumière dorée émane en fond de presque tous ses tableaux, onctueuse, troublante, tragique, angoissante. Or, « la lumière de Frida ne rayonne pas, elle reste froide, ce qui est surprenant chez une artiste qui vient d’un pays où le soleil brille quasiment sans interruption ».
Des dangers entourent la peintre et peut-être sont-ils symbolisés par les pattes, les griffes de ses animaux domestiques et les épines, les piquants des plantes et des arbres, le venin de la flore et de la faune tropicales. Telle Médée, Frida fixe le spectateur. Un ensemble de lianes, de tiges, de cordons, de rubans se dressent, l’entourent, l’étouffent, se nouent et se dénouent, à la limite de la dangerosité. Une nature exubérante suinte de larmes, des gouttes de lait et de sang perlent. Diego Rivera est parfois figuré en médaillon, en troisième œil – conjuration, obsession, malédiction ? Frida Kahlo apparaît revêtue de plusieurs costumes tehuana, assortis de corsages, de blouses et de châles brodés huipil, parée de bijoux artisanaux. Le précieux décodage de l’historienne nous aide à identifier le signifiant porteur de significations spirituelles chez Frida, s’édifiant à partir de faits concrets et d’une chaîne d’aventures intimes de cette œuvre unique en son genre. Le signifié chez la grande artiste mexicaine est-il le manifeste d’une femme emprisonnée mais rebelle qui cherche la liberté ?
L’exposition « Frida Kahlo » se tiendra au Palais Galliera, Musée de la Mode de la Ville de Paris, du 15 septembre 2022 au 5 mars 2023.
Yasmina Mahdi
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