FrICTIONS, Pablo Martín Sánchez
FrICTIONS, février 2016, trad. espagnol Jean-Marie Saint-Lu (FrICCIONES, 2011), 224 pages, 18 €
Ecrivain(s): Pablo Martín Sánchez Edition: La Contre Allée
Les humains sont épris d’ordre. Les humains passent le plus souvent leur temps – quoi qu’ils en disent ou pensent par ailleurs – à mettre le monde et les choses en ordre, à les ranger, les classer, les catégoriser… à les nommer et les renommer sans cesse. Le langage lui-même n’est-il pas autre chose qu’une activité de classement, de mise en ordre des sons qui font des signes ou des mots, que l’on arrange pour faire des phrases ? Je ne sais plus quel linguiste ou sémiologue disait que c’est de la combinaison que naît le sens. Que se passe-t-il alors quand vient le désordre ? Quand les mots n’obéissent plus aux phrases ? Quand les événements brouillent les récits, quand les idées et les images vagabondent sans avoir cure du sujet ou du thème ? C’est une des choses que nous fait explorer et expérimenter Pablo Martín Sánchez, en bon OuLiPien et dans un certain désordre.
Ces FrICTIONS, le titre nous le suggère avec un ironique surlignage, semblent jaillir à l’endroit où la fiction et la réalité se frottent l’une à l’autre. Une vague rigueur philosophique nous pousserait même à dire que ces divers textes – qu’il ne faut pas forcément prendre pour des récits ou des nouvelles au sens habituel des termes (pour ceux qui se targuent de causer littérature) – ont été engendrés par les contacts frictionnels, les frotti-frotta entre le réel et la fiction.
Dans une telle affaire, il vaut peut-être mieux renoncer à savoir qui dépasse l’autre, du réel ou de la fiction. Il se pourrait d’ailleurs bien que l’une et l’un soient également dépassés par l’écriture, par les jeux de l’écriture… Une écriture qui leur impose de se frôler, puis de se caresser pour finalement s’étreindre au fil du volume et des pages. Pas sûr que réel et fiction soient totalement consentants et il se pourrait qu’auteur et lecteur s’amusent sur leur dos… C’est que pour le lecteur témoin de ces étranges amours, il y a de quoi lire, de quoi rire, de quoi dire peut-être aussi. C’est qu’il suffit d’un tout petit effort de l’écriture pour nous faire passer de l’un à l’autre : juste une lettre. On pourrait aussi craindre le pire, mais rassurons le lecteur, tout le monde se porte bien à la sortie de l’ouvrage. Et peut-être même un peu mieux qu’à l’entrée.
Nous avons ainsi droit à un récit où les notes de bas de pages envahissent les dites pages jusqu’à réduire le texte à une espèce de note de haut de page que l’on peut se dispenser de lire, comme le font bien des lecteurs. Juste revanche des appendices que l’on néglige et qui sont bien souvent plus que de simples commentaires (1). Nous découvrons le curieux destin de Rodolfo, l’homme qui n’écrivait qu’avec ses doigts, ceux-ci étant des crayons qu’il pourra même tailler si besoin. On pourrait être tenté de deviner des sources à ce que nous lisons, mais s’il y a ombre de plagiat ce ne sera que de plagiat par anticipation, car dans ce que nous croyons être le désordre du monde, on apprend que Socrate, Descartes et Einstein ne sont pas si nets que ça et que les plagiaires ne sont peut-être pas ceux qu’on pense. Si les contes sont des mensonges qui disent la vérité (2) cela se vérifie aussi avec les récits littéraires, fussent-ils des témoignages « objectifs », à l’occasion d’un accident. Dans le désordre des mots, tout peut alors faire récit, toute phrase, toute page peuvent réfléchir le monde, même un texte en forme de notice pharmacologique, même un texte à la syntaxe gravement perturbée, et bien d’autres…
Nous ne saurions trop conseiller aux amateurs de papous (3) de se réjouir de ce recueil réjouissant avant que l’entropie – qui peut toucher le monde du langage comme celui de la thermodynamique – n’en disperse irrémédiablement les pages (4).
Marc Ossorguine
Une présentation pas trop en désordre de l’auteur sur le site de l’OuLiPo
(1) L’auteur de cet article ayant un goût prononcé pour la note de bas de page et son péri-texte, cette petite revanche de la trop méprisée note de bas de page le réjouit au plus haut point.
(2) Il paraît que c’est ce qui se dit du côté de l’Afrique de l’ouest, m’avait un jour appris un anthropologue africain de l’ouest lui aussi.
(3) De ceux qui trottent dans la tête de France Culture chaque dimanche en début d’après-midi au nom de l’OuLiPo.
(4) « En thermodynamique, le mot désigne une fonction définissant l’état de désordre d’un système, croissante lorsque celui-ci évolue vers un autre état de désordre accru ». Entropie du réel quand il évolue vers la fiction, de l’écriture quand la lecture s’en mêle…
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