Freud et Moïse, Psychanalyse, Loi juive et pouvoir, Raphaël Draï (par Gilles Banderier)
Freud et Moïse, Psychanalyse, Loi juive et pouvoir, 2018, 282 pages, 25 €
Ecrivain(s): Raphaël Draï Edition: Hermann
« En réimprimant un recueil d’articles, c’est assez l’usage d’indiquer au lecteur le lien qu’on croit apercevoir entre ces pages détachées. Les parents trouvent toujours à leurs enfants un air de famille, quelques traits communs ; le plus souvent, ils sont seuls à voir ainsi », écrivait l’auteur du Roman russe, Eugène-Melchior de Vogüé (Souvenirs et visions, Plon, 1887). Tout volume recueillant et donnant à relire des articles antérieurement parus court le risque de paraître une « marqueterie mal jointe ». Le livre de Raphaël Draï (1942-2015) n’échappe pas a priori à ce reproche, s’il s’agit d’un reproche, mais la cohérence de la pensée se révèle plus forte que les tendances centrifuges des différents chapitres.
Il est singulier de rapprocher deux personnages aussi dissemblables que Freud et Moïse, l’explorateur de l’inconscient et le grand législateur de tout un peuple. Le sous-titre du volume évoque les similitudes, qu’elles soient fondées, humoristiques ou douteuses, relevées de longue date, entre le judaïsme et la psychanalyse. Ces points de contact, qui eussent peut-être horrifié les anciens rabbis, étaient apparus à Freud lui-même, comme le montre une de ses lettres :
« Le mode de pensée talmudique ne peut pas avoir soudain disparu de nous. Il y a quelques jours, j’ai été captivé dans le Mot d’esprit d’une manière singulière par un petit paragraphe. En le considérant plus précisément, j’ai trouvé que, dans la technique de l’opposition et dans toute sa composition, il était tout à fait talmudique » (lettre à Karl Abraham, 9 mai 1908, citée p.74) et, ainsi que le remarque Raphaël Draï, « ce qui nous intéresse profondément dans les relations entre psychanalyse, Thora et droit hébraïque, c’est le caractère souvent sécant de leurs champs qui, de la sorte, apparaissent en maints endroits presque coïncidents » (p.3). On ne sait pas si Raphaël Draï connaissait le beau livre d’Alexander Kristianpoller sur Les Rêves et leur interprétation dans le Talmud (titre allemand : Traum und Traumdeutung im Talmud), ouvrage élaboré dans la même ville que l’autre Traumdeutung, celle publiée par Freud en 1900 ; mais son travail le prolonge indéniablement.
Le recueil de Raphaël Draï se signale par son intelligence et sa hauteur de vues, qu’il soit question de l’épisode des Juges 19-21, qui inspira à Rousseau Le lévite d’Ephraïm, du sacrifice d’Abraham (en fait un non-sacrifice), d’un point du droit nazi proscrivant devinettes et jeux de mots dans les correspondances privées, de la mémoire et de l’oubli, du statut juridique de l’embryon (une passionnante étude de droit comparé, convoquant Aristote, saint Thomas d’Aquin, le Talmud, Paul Valéry et même la théologie musulmane), la paternité (pp.132-133), Heidegger et son occultation de la pensée juive (car, dès la Torah, il existe une pensée qui n’a rien à envier à celle des philosophes présocratiques) ou le dialogue judéo-chrétien.
« Dès lors que la conversion de l’autre est abandonnée au bénéfice de la conversion préalable de soi, chacun pourra dans la quiétude de l’esprit reconnaître des valeurs communes, dresser une cartographie non des impasses ou des abîmes mais des passages de l’un vers l’autre. […] le temps est peut-être venu des analyses concrètes de législation comparée, qui tendront de la part des juifs, à montrer aux chrétiens comment le droit halakhique se représente une économie de justice et un État de droit, et de la part des chrétiens à montrer aux juifs comment le droit canonique, lui aussi, s’y prend concrètement pour atteindre ces mêmes objectifs » (p.258).
Gilles Banderier
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