Franz Kafka ne veut pas mourir, Laurent Seksik (par Philippe Chauché)
Franz Kafka ne veut pas mourir, Laurent Seksik, Gallimard, janvier 2023, 352 pages, 21,50 €
Ecrivain(s): Laurent Seksik Edition: Gallimard
« Des semaines avaient passé. Robert remerciait le sort qui, dans cet endroit de désolation, lui avait fait rencontrer un tel homme. L’écrivain lui avait accordé de lire certaines de ses nouvelles dont peu avaient trouvé un éditeur. Jamais il n’avait lu pareille prose, des textes d’une telle modernité, d’une telle pureté, d’un sens si profond ».
« Je marcherai dans Prague un jour, tenant ton bras, la princesse de Prague et son prince consort. Nous traverserons la ville, et ce jour-là est proche, le pont Charles et la rue Karlova. Nous emprunterons la route vers la synagogue où ton père m’attendra pour me conduire sous le dais. Et sous les cris de liesse, Mazel Tov et hourras, nous briserons sous nos pieds le verre, symbole du malheur millénaire, puisque tous les malheurs ont une fin, le malheur de l’Exode et ton malheur à toi ».
Franz Kafka ne veut pas mourir est le roman passionnant de trois parcours de vie, de trois admirations et de trois passions pour Franz Kafka. L’ami, l’épouse et la sœur, ici le plus beau, le plus touchant, le plus admirable trio que la littérature puisse nous offrir. Le 2 février 1921, Robert Klopstock, qui va plus tard devenir un grand chirurgien en Amérique, nous entraîne au sanatorium de Matliary, où il vient soigner sa tuberculose. C’est dans ces salons et ce parc qu’il rencontre celui qui va bouleverser sa vie : Franz Kafka, soigné lui aussi pour ce mal partagé. En parallèle s’écrivent aussi les histoires de Dora Diamant sa compagne, son épouse de joie et de lumière, mariage de l’or et du diamant, et celle d’Ottla, sa sœur, cœur fidèle, fidèle des fidèles. Trois destinées, et trois passions pour l’écrivain, où chaque instant est pesé comme de la poudre d’or, ou des éclats de diamants. Trois romances qui se croisent admirablement, nourries de vérités et d’imaginaire, l’art de l’écrivain est de les mêler, de les faire se répondre, comme des voix qui chantent et célèbrent l’écrivain admiré, l’homme aimé. Puis Kafka quittera cet endroit de désolation, pour retrouver Prague, puis ce sera Berlin avec Dora, un éclair de vie, alors que la mort progresse, qu’elle l’attaque de toute part, il repartira à Prague, puis ce sera Vienne, et le sanatorium de Kierling où ses yeux se ferment et sa respiration l’abandonne sous les yeux de Robert et de Dora. Un autre mal démoniaque progresse aussi à Prague et à Berlin, il s’attaque aux poumons de l’Europe : aux Juifs. Ils se cachent, esquivent comme ils le peuvent les arrestations qui s’annoncent, les dénonciations qui se fomentent, les crimes qui s’écrivent. Il faut fuir ou se cacher. Charles Klopstock qui lui aussi est Juif, devient chirurgien et prend un bateau pour New York grâce à des soutiens bienveillants. Dora Diamant, communiste de la clandestinité berlinoise, trouvera refuge à Moscou, et échappera par le miracle du Procès de Kafka aux griffes des commissaires politiques et aux crimes staliniens. Ottla, mémoire vivante de son frère, sera détruite par les nazis, rayée de la carte des vivants et de celle de la mémoire. Laurent Seksik a construit son roman en deux temps, avant et après la mort de celui qui ne voulait pas mourir, avant le drame intime, puis dans la naissance d’un autre drame, commun cette fois : la destruction des Juifs d’Europe.
« Sa voix d’ordinaire défaillante, intimidée devenait forte et résolue. Le petit agent d’assurances, fils soumis, fiancé asservi devenait un bâtisseur de mondes, un conquérant d’empires plus forts, plus puissants et plus immémoriaux que ceux d’Alexandre le Grand, des empires du savoir et de la connaissance humaine qui avaient pour nom Le Procès, Le Château, L’Amérique ».
« À la radio, Frantisek Kocourek explique que, durant la nuit, dans la région des Sudètes, la synagogue de Teplitz a été incendiée. Elle songe à tous les temples de Prague, à la synagogue Pinkas où son frère aimait aller entendre les chants joyeux des pieux hassidim, à la synagogue Alt-neu, où il avait fait sa bar-mitsva ».
Laurent Seksik signe là un roman qui fera date, qui désormais siège aux côtés des œuvres de Kafka, de ses nouvelles et romans et de son Journal. Il les éclaire, comme il nous éclaire, nous enchante et nous fait parfois frémir. L’interrogatoire de Dora par Iouri Korlov, enquêteur de deuxième niveau du NKVD, dans la grande tradition des interrogatoires staliniens, est glacial, comme s’il s’était inspiré du Procès, et c’est en évoquant ce roman de son amoureux, en lui racontant les aventures de Joseph K., qu’elle doit de rester en vie, d’éviter la torture, le goulag ou la mort, et d’être vivement invitée à quitter l’URSS par le camarade Iouri Korlov, tétanisé par ce qu’il vient d’entendre, et brusquement visionnaire de ce qui s’annonce : La terreur, la grande, une immense terreur va s’abattre sur Moscou, une purge gigantesque au regard de laquelle les massacres à la guillotine de Robespierre ne constitueront qu’un agréable souvenir dans les mémoires. Mais le romancier ne s’en tient pas là, la suite finira par sourire à Dora, comme elle sourit à Robert, qui se souvient des années Kafka, du sort terrible de ses amis, alors qu’il quitte l’Hôpital de Brooklyn. Le roman de Laurent Seksik est admirable pour tout cela, il nous enveloppe par son style, tout en finesse, sa musique intime qui s’élève sous nos yeux, tel un oratorio, par cette façon d’admirer, de saisir et dessiner ses personnages, témoins d’un siècle qui s’effondre. Le roman les ressuscite, et leurs mots resteront longtemps gravés dans nos mémoires, on entend leurs voix, on surprend leur visage, et le précieux sourire de leur ami, leur frère, leur époux, présent à jamais : Franz Kafka.
Philippe Chauché
Laurent Seksik est l’auteur notamment de : Un fils obéissant ; Romain Gary s’en va-t-en-guerre ; Les derniers jours de Stéphan Zweig – Flammarion ; et d’une biographie d’Albert Einstein. Il est également dramaturge et médecin.
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