Fraenkel, un éclair dans la nuit, Gérard Guégan (par Philippe Chauché)
Fraenkel, un éclair dans la nuit, Gérard Guégan, L’Olivier, février 2021, 320 pages, 19 €
Ecrivain(s): Gérard Guégan Edition: L'Olivier (Seuil)
« Très vite, le 5 mai (1918), Breton présente Fraenkel à Aragon, puis à Soupault, et, tous autant qu’ils sont, ils vont se persuader en riant d’être les nouveaux Trois Mousquetaires ».
« A l’automne (1920), Tzara est de retour à Paris.
Il revoit tout de suite Fraenkel.
Il a un cadeau pour lui, l’un des derniers exemplaires de Vingt-cinq poèmes, une plaquette de 1918. Il le lui offre à la fin du déjeuner qu’ils ont pris à la Closerie après l’avoir qualifié de “Réverbère de la Science”, de “Docteur ès Dada” dans sa dédicace.
C’est un cadeau dont Fraenkel sera, sa vie durant, très fier ».
Fraenkel aura tout connu lors de son séjour sur terre, né en 1896, il meurt en 1964 : les dadaïstes, les surréalistes, trois guerres, une révolution, de belles femmes et des hommes turbulents. Fraenkel est un éclair qu’a réussi à fixer pour l’Histoire et la littérature Gérard Guégan. L’écrivain n’a pas son pareil pour se glisser dans des vies troublantes et troublées : Aragon, Drieu, Hemingway, Hammett, Boukharine, l’art de se fondre au cœur de passions volcaniques et telluriques, et d’en faire un miel onctueux, et parfois acide. Fraenkel, un éclair dans la nuit, est le roman d’un révolutionnaire invisible, d’un homme furtif, lumineusement amoureux. Tout commence comme dans un film de cinématographe où le réalisateur croit aux histoires qu’il raconte, à ses personnages, à leur destinée, à leurs contradictions, à la douce folie qui les anime, alors que la jeunesse ne les a pas encore trahis, et qu’elle ne détourne pas ses yeux lilas (1), et à l’art du récit romanesque. Tout commence à la rentrée d’octobre 1912, Breton et Fraenkel sont au lycée Chaptal. Leurs passions communes : Baudelaire, Mallarmé, Gide, Jarry (surtout pour Fraenkel) et la bande à Bonnot. C’est la naissance d’un premier groupe que Fraenkel veut baptiser le Club des Sophistes : … avançons masqués, crois-moi. Breton s’y oppose, comme il s’opposera plus tard à ses jeunes amis devenus surréalistes. Tout se poursuit dans les bras de Mirotchka, mes cheveux sont rouges comme le sang des filles de feu après qu’elles ont fait l’amour. Si Breton rêve de L’Amour fou, Fraenkel le vit dans les bras de cette jeune ukrainienne lectrice de Dostoïevski. Un air chaud et renversant d’amitié va aussi souffler sur sa vie, celui de Jacques Vaché, la scène se déroule à Nantes, sur un lit de l’hôpital temporaire de la rue du Boccage, il est blessé, et l’infirmier Fraenkel est chargé de l’examiner, et une nouvelle fois Jarry s’invite à leur table.
« Dans son nouveau carnet, il s’efforce de recenser ses états d’âme. Ils sont couleur du ciel, ils sont charbonneux. La haine de soi a remplacé la mélancolie. Ainsi, le 26 septembre 1916, il affirme “détester son visage” et se dit prêt à “briser tous les miroirs… quoique à la guerre on voie moins de miroirs autour de soi” ».
Des éclairs meurtriers vont traverser les nuits de Fraenkel, la guerre, où il s’y projette avec son ambulance : Je porte des blessés sur mon épaule et suis couvert de boue. Un 105 éclate presque sur le seuil de l’abri, soufflant la bougie et me couvrant de terre. Puis ce sera la Russie en flammes, et les morts s’ajoutent aux morts, le retour à Paris, avec Tzara, mais aussi Soupault, Breton, Aragon, Péret. Les livres circulent, Ducasse est là, grâce à Breton, des revues voient le jour, Littérature de Breton et Soupault, qualifié non sans malice de Rature par Fraenkel. Le premier décembre 1924, La Révolution Surréaliste fait son apparition. En avril de l’année suivante, dans le numéro 3, Fraenkel écrit avec Desnos et Artaud, une Lettre aux Médecins-Chefs des Asiles de Fous : … nous nous élevons contre le droit attribué à des hommes, bornés ou non, de sanctionner par l’incarcération perpétuelle leurs investigations dans le domaine de l’esprit. Une histoire, des histoires révolutionnaires et littéraires s’inventent là, et Gérard Guégan qui à sa façon en a lui inventé des admirables – Champ Libre, la renaissance du Sagittaire –, s’en saisit. Puis il y a la guerre d’Espagne, la bataille des Baléares qui est un échec cuisant, la traversée à pied des Pyrénées, sous la menace d’une arrestation, d’une déportation et d’une extermination pour l’ancien compagnon des surréalistes qui est juif, qui s’engage dans l’escadrille Normandie-Niemen. Son nom est une aventure, celle du siècle passé, où des jeunes gens bousculaient les arts et la littérature, rêvaient de révolutions, où les armes de la critique résonnaient sur les fronts français, russes et espagnols, où les amitiés se faisaient et se défaisaient, où l’on s’écrivait beaucoup, où l’on s’oubliait, où l’on mourait, où l’on ne disait rien de tout ce que l’on avait vécu, et où Fraenkel devenu médecin soignait ses amis. Les mille vies de Fraenkel, Gérard Guégan s’en saisit pour en faire un livre palpitant, vivifiant, unique, inspiré et superbement renseigné, un livre pour l’Histoire, et celle d’un homme oublié, un aventurier furtif, qui aura tout connu de ce siècle de flammes, de fureur et d’amour fou.
Philippe Chauché
(1) « Maintenant que la jeunesse / S’éteint au carreau bleui /
Maintenant que la jeunesse / Machinale m’a trahi
Maintenant que la jeunesse / Tu t’en souviens, souviens-t-en
Maintenant que la jeunesse / Chante à d’autres le printemps
Maintenant que la jeunesse / Détourne ses yeux lilas… » (Louis Aragon)
Gérard Guégan est notamment l’auteur de : Qui dira la souffrance d’Aragon ? (Stock), Tout à une fin, Drieu (Gallimard), Hemingway, Hammett, dernière (Gallimard), Nikolaï, le bolchevik amoureux (Vagabonde).
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