Flaubert, Oeuvres complètes II et III en la Pléiade
Oeuvres complètes Flaubert Tome II. La Pléiade
Ecrivain(s): Gustave Flaubert Edition: La Pléiade GallimardGustave Flaubert, Œuvres complètes, II, 1845-1851, édition publiée sous la direction de Claudine Gothot-Mersch, avec pour ce volume la collaboration de Stéphanie Dord-Crouslé, Yvan Leclerc, Guy Sagnes…, Paris, Gallimard, collection Bibliothèque de la Pléiade, 2013, 1 vol. (XVIII-1658 p.), 72 €, et Gustave Flaubert, Œuvres complètes, III, 1851-1862, édition publiée sous la direction de Claudine Gothot-Mersch, avec pour ce volume la collaboration de Jeanne Bem, Yvan Leclerc, Guy Sagnes…, Paris, Gallimard, collection Bibliothèque de la Pléiade, 2013, 1 vol. (XVII-1332 p.), 67 €
Flaubert s’attachait à faire en sorte que « les phrases so[ie]nt des aventures », ainsi qu’il l’écrit à Madame Schlésinger, en janvier 1857.
Faire en sorte que les phrases soient des aventures, c’est permettre qu’elles soient, comme le résume Hédi Kaddour dans Les pierres qui montent, notes et croquis de l’année 2008 (Gallimard, 2010), l’équivalent « de ce qu’on peut ressentir devant un tableau, comme quand Claudel dans L’œil écoute fait remarquer que la réussite d’un tableau, c’est quand on se dit devant lui : “Il va arriver quelque chose” ».
Si les phrases deviennent des aventures, ce n’est pas en épousant le frémissement de l’instinct de leur auteur. Non, c’est à la suite d’un long, très long travail.
Et il faut s’imprégner de la – passionnante – correspondance de Flaubert pour mesurer la précision de ce travail, extrême – qui ne tient nullement à un souci de la beauté, mais à un goût pour la vérité. Flaubert écrit ainsi à George Sand le 10 mars 1876 :
« Je crois que l’arrondissement de la phrase n’est rien. Mais que bien écrire est tout, parce que “bien écrire c’est à la fois bien sentir, bien penser, et bien dire”. […] [I]l faut sentir fortement, afin de penser, et penser pour exprimer. […] Ce souci de la Beauté extérieure que vous me reprochez est pour moi une méthode. Quand je découvre une mauvaise assonance ou une répétition dans une de mes phrases, je suis sûr que je patauge dans le Faux […] ». Flaubert cite ici de mémoire un passage du Discours sur le style de Buffon : « Bien écrire, c’est tout à la fois bien penser, bien sentir et bien rendre ; c’est avoir en même temps de l’esprit, de l’âme et du goût ».
L’obligation morale de bien écrire pousse Flaubert à inventer un système prosodique aussi cohérent, équilibré et exigeant que celui de la poésie, comme l’atteste sa fameuse lettre du 22 juillet 1852 : « Quelle chienne de chose que la prose ! Ça n’est jamais fini ; il y a toujours à refaire. Je crois pourtant qu’on peut lui donner la consistance du vers. Une bonne phrase de prose doit être comme un bon vers, inchangeable, aussi rythmée, aussi sonore ».
Comme le notent les éditeurs de ces volumes de la Pléiade, « [i]l ne faut pas se méprendre, il n’est nullement question de prose poétique. L’écrivain pourchassait au contraire les vers blancs et les rimes involontaires. Ce que vise Flaubert quand il écrit Madame Bovary, c’est une prose nouvelle, inconnue jusque-là, et dont l’unité prosodique serait la phrase ».
Si le travail de l’écrivain est nécessairement précis, il est – en toute logique – difficile. D’où une inlassable angoisse, qui étreint Flaubert. Lequel écrit, toujours à George Sand, le 5 décembre 1866 : « Je ne suis pas du tout surpris que vous ne compreniez rien à mes angoisses littéraires ! Je n’y comprends rien moi-même. Mais elles existent pourtant, et violentes. – Je ne sais plus comment il faut s’y prendre pour écrire, et j’arrive à exprimer la centième partie de mes idées, après des tâtonnements infinis […] ».
Si l’écriture flaubertienne est la résultante d’un travail acharné, et-toujours-à-recommencer, ce travail s’organise (comme nous permettent de le constater avec force ces deux volumes de la Pléiade) autour des débris de la vision, des restes de ce qu’a emprisonné, quelque temps, le grand lasso de l’œil. L’œil écoute, écrivait Claudel. C’est particulièrement vrai de Flaubert.
Ainsi la phrase, ensuite exhaussée par le travail, naît-elle d’abord d’un primat de la vision sur les autres sens. En somme, d’un goût – modulé – pour la distance. (Creuset en quoi s’organisera, cellule après cellule, l’écriture, au travers de la gestation de son auteur, puis dans ses propres et douloureux balbutiements.) Comme en témoigne la lettre à Louis Bouilhet du 13 mars 1850, saturée par la verdeur : « J’ai fait à Keneh quelque chose de convenable et qui, je l’espère, obtiendra ton approbation : nous avions mis pied à terre pour faire quelques provisions et nous marchions tranquillement dans les bazars, le nez en l’air, respirant l’odeur de santal qui circulait autour de nous, quand, au détour d’une rue, voilà tout à coup que nous tombons dans le quartier des garces. Figure-toi, ami, cinq ou six rues courbes avec des maisons hautes de 4 pieds environ, bâties de limon gris desséché. Sur les portes, des femmes debout, ou se tenant assises sur des nattes. Les négresses avaient des robes bleu ciel, d’autres étaient en jaune, en blanc, en rouge, – larges vêtements qui flottent au vent chant. […] – Je me suis promené en ces lieux et repromené, leur donnant à toutes des batchis, me faisant appeler et raccrocher ; elles me prenaient à bras-le-corps et voulaient m’entraîner dans leurs maisons… Mets du soleil par là-dessus. Eh bien ! je n’ai pas baisé (le jeune Du Camp ne fit pas ainsi), exprès, par parti pris, afin de garder la mélancolie de ce tableau et faire qu’il restât plus profondément en moi. Aussi je suis parti avec un grand éblouissement, et que j’ai gardé ».
Levinas théorise dans La transcendance des mots : « Voir, c’est être dans un monde qui est tout entierici, et qui se suffit. Toute vision au-delà du donné demeure dans le donné. L’infini de l’espace, comme l’infini du signifié auquel renvoie le signe – n’en est pas moins ici-bas. La vision est une relation avec l’être, telle que l’être atteint par elle apparaît précisément comme monde ». Si Flaubert se voue – dans son être et dans les apories de son être – à la vision, si Flaubert choisit comme seule monture l’imprévisible et nerveuse vision par quoi le monde lui apparaît comme monde, et comme totalité, c’est justement du fait de son goût et pour le monde et pour la totalité. Qui s’embrassent, qui se meuvent dans un seul mouvement, pour l’écrivain. Dans une seule vérité de l’être. Totalité et monde à quoi se doit de tendre l’écriture, dans sa mosaïque de styles et de sujets, de brouillons, de recommencements et d’achèvements qui, à certains égards, conservent quelque chose du visage indécis et pâle de l’esquisse.
Et si la totalité peut être approchée dans la vision, et, à sa suite, dans l’écriture, c’est uniquement viaun recours à la fragmentation. Car, pour Flaubert, seule la fragmentation du visible, en rendant compte de toutes ses richesses, de toutes ses teintes, de l’infini ruissellement – sur le donné du monde – de ses nuances, peut, ensuite, une fois qu’elle a été menée à bien, permettre que soit approchée, aperçue, vue (vue pour être a-perçue), ressentie (ressentie pour être aimée), la totalité. La totalité, c’est-à-dire la musique visuelle du monde en son élan. Lequel prend corps et par chacune des parcelles du visible qui se donne et par leur subtil agencement.
Ces deux Pléiades rendent compte, à chaque instant, de la passion du détail éprouvée et exprimée par Flaubert – avec une soif marquante, un désir de tout boire de ce qui peut être bu par l’œil.
Ainsi en est-il, à chaque page, des carnets de voyages (qui, pour certains, peuvent être lus ici pour la première fois), où se donne parfois à contempler une discrète – et pudique – beauté :
« Un croquis : très verts / avec des / bouquets plus / foncés // chemin
À droite : tache d’or par places
Le mur des fortifications est devant moi. Rencontré trois religieuses et des enfants qui faisaient s’envoler des écoufles. Il y a devant la mosquée où je suis beaucoup d’herbes, des oiseaux crient dans les créneaux de la mosquée. En face de moi, derrière une quatrième caserne, une grande meule de foin – ça et là un bouquet de genêts – le ciel bleu pâle » (Appendices de Salammbô : Voyage en Algérie et en Tunisie).
Ou encore :
« Course au bord de la Sebkha Raouad. Elle communique à la mer par trois ouvertures entre de grandes banquises plates. La terre, quand il y en a, est couverte de touffes jaunes, en fleurs, pareilles à la fleur du genêt. L’eau s’est retirée – il reste de grandes flaques sèches, couvertes de sel, cela a l’air de neige » (Idem).
Ailleurs :
« Mercredi 8. – La chambre où nous avons couché hier avait un bon aspect ; enfermé dans ma pelisse, et ma couverture de Bédouin sur les jambes, je l’ai longuement considérée en fumant ma pipe, couché sur mon lit. J’étais dans le coin de droite, un flambeau posé dans l’angle de la cheminée, je regardais les poutres noircies de fumée ; une d’elles se trouvait éclairée et se détachait en gris des autres, les murs étaient couleur chocolat foncé, tout le reste poussiéreux ; la grande cheminée ronde, la table à X au milieu ; dans les coins, des tas d’olives qui séchaient, et des sacs pêle-mêle dans l’autre : c’était un vrai décor de théâtre (drame allemand), scène de nuit, le rideau vient de se lever. – Il a plu toute la nuit, à travers mon sommeil j’entendais les rafales qui descendaient de la montagne de Delphes » (Voyage en Orient : Grèce).
Ou bien :
« Nous nous installons sous un arbre – sur une espèce de petite terrasse faite, il me semble, pour recevoir des visites et faire le kief. Le père Amaya me fait armer mes armes, de crainte des chacals qui, selon lui, vont probablement nous passer sur le corps. “Roulez-vous bien dans votre couverture, me dit-il quelque temps après, il y a dans ce village-ci beaucoup de serpents”. Je le vois lui-même arranger son fusil et il montre comment, pour avoir un point de mire, il fait au bout de la baguette deux petites oreilles en papier. La lune était superbe ; elle éclairait toute la vallée, la plaine, et s’allait perdre dans des profondeurs bleu sombre où se tenait le silence. Nous avons causé des morts – il m’a conté le jour où il avait quitté sa mère pour la dernière fois, et tous ceux qu’il a perdus […]. Je me rappellerai longtemps sa grande robe noire se détachant dans le clair de lune quand il était agenouillé à faire sa prière – et ses façons si maternelles auprès du malade – sa patience angélique à faire bouillir une tasse de thé avec des brins de paille pour Sassetti. Nous dormons environ deux heures à des reprises différentes, les puces, l’inquiétude et l’envie de partir matin nous tenant éveillés » (Voyage en Orient : Liban-Palestine).
Ainsi en est-il – également – des brouillons, comme le scénario (exaltant) de la seconde partie de Salammbô :
« Matho arrive chez Salammbô. Sa chambre. Plafond de bois au vermillon. Incrustations de verre. Auricalque, lampe en forme de galère. Elle dort sur un lit suspendu, sa respiration imprime un léger mouvement aux cordes – lampe – silence – […]. Matho approche la lampe. La moustiquaire s’enflamme, mais sans communiquer le feu. Cette grande flamme l’éveille. Il veut l’enlever. Il l’aime. Qu’elle se sauve avant que tout ne soit perdu. Salammbô d’abord indignée, puis étonnée, indécise, ahurie ».
Et si la pièce musicale (d’une musique sans musique, la prose se suffisant à elle-même) la mieux guettée de ces deux Pléiades est – bien évidemment – Madame Bovary, le travail des éditeurs permet de mieux saisir ce roman qui est – à bien des égards – une somme tenue ensemble de coups de sabre d’abatis d’une infinie précision, inventant le premier chemin, à travers le continent vierge et ensauvagé de la modernité littéraire. Comment ? Par la publication conjointe du roman et de la plaidoirie d’Antoine Sénard, publication grâce à laquelle devient pleinement compréhensible la dédicace de Madame Bovary: « À Marie-Antoine-Jules Senard / membre du barreau de Paris / ex-président de l’assemblée nationale / et ancien ministre de l’intérieur / Cher et illustre ami, / Permettez-moi d’inscrire votre nom en tête de ce livre et au-dessus même de sa dédicace ; car c’est à vous, surtout, que j’en dois la publication. En passant par votre magnifique plaidoirie, mon œuvre a acquis pour moi-même comme une autorité imprévue. Acceptez donc ici l’homme de ma gratitude, qui, si grande qu’elle puisse être, ne sera jamais à la hauteur de votre éloquence et de votre dévouement. / Gustave Flaubert. / Paris, 12 avril 1857 ».
Et la plaidoirie d’Antoine Sénard, qui éclaire singulièrement le roman, ne peut se déchiffrer qu’à la lueur trouble du « Réquisitoire de M. l’avocat impérial », le tristement célèbre « M. Ernest Pinard ». Cet édifiant réquisitoire figure par conséquent (choix judicieux) dans le même volume de la Pléiade.
Si la correspondance de Flaubert est essentielle pour comprendre son œuvre, elle l’est aussi en soi, tant l’assertion de Borges dans Discussion est exacte : « Don Quichotte et Sancho sont plus réels que le soldat espagnol qui les inventa, mais aucune créature de Flaubert n’est aussi réelle que Flaubert ».
La créature la plus notable de Flaubert, cela demeure son écriture, jusque dans ses premiers tâtonnements, jusque dans la soif à laquelle cette écriture donne vie en même temps qu’elle s’en extrait, petit corps flottant, s’étirant, jusqu’aux limites de la monstruosité… (écriture et brouillons auxquels rendent parfaitement justice – montrant qu’ils procèdent du même élan de l’œil, d’un œil devenu tout entier écoute, et mastication par l’écoute – ces deux volumes de la célèbre collection de chez Gallimard).
Si l’inoubliable créature conçue par Flaubert est son écriture, c’est parce que s’y lit – en définitive – l’homme-Flaubert ; à savoir toute la sincérité et la spontanéité et le goût de l’absolu de l’auteur desTrois contes, et sa gourmandise et sa force et son découragement poursuivi (dans le moment même où il apparaît) par le lévrier étrange et narquois du labeur.
Et son humour aussi (avec toujours, lancinant, un goût enfantin pour la verdeur), comme le montre le très méconnu Pierrot au sérail, et ce passage de la scène VII de l’acte V :
« Donc, on apporte un pal, un sabre démesuré, et une longue corde à puits, que l’on attache à une branche d’arbre. Pierrot, sommé d’opter au plus vite, va d’abord passer sa tête dans le nœud de la corde, tire un peu, fait une grimace, et exprime clairement qu’il ne veut pas. Deux nègres l’enlèvent et le suspendent sur le pal. Il fait des mouvements tortueux de la croupe pour se l’enfoncer dans le cul. Son effroi à la première sensation ; enfin il déclare qu’il aime mieux le sabre. Il va donc vers le sabre, en essaie le tranchant sur son pouce, et après une longue hésitation, fait encore signe que non ».
Faisons, quant à nous, un oui à ces volumes de la Pléiade. Et redécouvrons l’œuvre – jusque dans ses plus infimes et ses plus ombreux retranchements – de l’auteur de Salammbô.
Matthieu Gosztola
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