Flâneuse, Lauren Elkin (par Laurent LD Bonnet)
Flâneuse, éd. Hoëbeke, coll. Etonnants voyageurs, mars 2019, 368 pages, 23 €
Ecrivain(s): Lauren Elkin
Urbaine
Urbaine, l’auteure Lauren Elkin l’est sans aucun doute. Essentiellement. Viscéralement. Au point d’être avant tout méga-urbaine à l’image des mégapoles où se déroulent les récits qui fondent l’architecture de Flâneuse : New York, Londres, Paris, Tokyo ; et Venise bien sûr, la plus étendue de toutes puisqu’elle ne cesse de se multiplier dans le très vaste domaine de nos rêves. Lauren Elkin ne flâne qu’entre néon bitume et béton. Cela se ressent, se respire, s’évoque à chaque page, et faut-il le préciser, à chaque détour de rue.
Soit, c’est un choix, un angle me suis-je dit, en découvrant la photo de couverture qui annonce le propos. Il n’était pas le seul : l’univers mental de Flâneuse semble nous guider comme en ville, d’angle en angle :
Celui d’une flânerie résolument solitaire. Alors que d’expérience, nous le savons, s’aventurer à marcher seul(e) provoque (en principe) la rencontre.
Celui d’une flânerie justement sans rencontre quel qu’en soit le genre… Les récits n’en évoquent quasiment aucune. Pour une raison simple. Le livre se veut Essai plus que Récit. C’est fort bien documenté, référencé. Lauren Elkin a profondément travaillé le sujet de la femme marcheuse en ville.
Celui d’une flânerie sans homme. Ou peu d’hommes. Le rapport à la moitié masculine de l’humanité existe cependant en tant que contrainte : culturelle (accaparement historique des espaces), affective (un amour que l’auteure s’oblige à suivre à Tokyo) ou sujet d’étude professionnelle (Greg, l’amant de Sophie Calle photographe…). Est-ce à l’image de ce qu’on apprend de mère en fille chez les Elkin : traverser Times Square « sans regarder personne dans les yeux » ?
Enfin celui d’une flânerie entre femmes-références, celles pour lesquelles on remercierait volontiers Lauren Elkin de suggérer à l’Académie le concept de Mair, tant celui de Pair se trouverait ici ambigu, ou inadapté à une orthographe inclusive.
Cinq angles donc, comme cinq focales d’un entre-soi féminin et urbain, décliné à travers cinq villes. LireFlâneuse, c’est accepter cela. On aura compris encore une fois qu’éditer c’est choisir et segmenter. Le lectorat n’échappe pas à cette règle désormais acquise chez nos entrepreneurs en littérature. Pour cette première raison, en tant que lecteur, il faut donc un certain courage pour s’aventurer dans Flâneuse. Ensuite parce que de rares écueils en pavent les abords. Dangereux cependant. Il vaut mieux les contourner, les noter sur la carte, et pardonner leur présence inutilement partisane ou rancunière : Les grands auteurs de la ville écrivent à tout bout de champ sur le travail des uns et des autres, donnant ce faisant naissance à un canon réifié des écrivains marcheurs. Comme si un pénis constituait un appendice indispensable pour la marche. Alors qu’un peu plus loin, à propos des femmes auteures qui s’aventurent à flâner en ville, elle note : leurs expériences se diffusent et se ramifient jusqu’à former un réseau qui défie toute velléité de catalogage. À suivre Lauren Elkin sur ce chemin, on s’égarerait à penser qu’entre hommes on « réseauterait » en usant de puissance phallique dominatrice ; alors qu’entre femmes on communiquerait en diffusant de discrètes richesses d’expérience.
De la même manière on pardonnera l’écueil de l’aparté, à propos de Greg amant de la photographe Sophie Calle ainsi diagnostiqué : C’est le mâle créatif névrosé classique, immature et fuyant, à la fois torturé et bourreau. On frémit à l’idée d’une même phrase, symétrique dans son propos, écrite par un auteur homme au sujet d’une « femelle créative quelquechose etc. ».
En réalité on a envie de tout pardonner à Lauren Elkin : ces rares facilités rhétoriques comme ses focales et ses clichés, parce qu’en lisant Flâneuse on voit s’éclairer de magnifiques chemins de création de femmes. Le récit renvoie dans l’ombre l’autre histoire, celle toujours écrite par ceux qui ont jusqu’à récemment détenu tous les pouvoirs, ces fameux hommes des derniers siècles. Vaste sujet… Les temps changent les hommes, comme les femmes. Ce récit le prouve. Il le fait de belle manière.
Lauren Elkin est à l’art de marcher en ville ce que furent Hélène Boucher ou Maryse Bastié à l’art de voler : aventureuses avant d’être pionnières. À ces femmes peu importait la gloire ; elles savaient ne pas en tenir les rênes. Seul comptait le sens. Femmes de projet, d’idéaux, de valeurs…
C’est cette ambiance sororale et engagée que Lauren Elkin nous propose de partager. Elle nous saisit la main et la colle très concrètement dans celles de Jean Rhys, Georges Sand et Agnès Varda à Paris, Virginia Woolf à Londres, Sophie Calle à Venise, Elle-même à Tokyo, Martha Gellhorn à Madrid qui, à elle seule, résume l’inclination de l’auteure de Flâneuse : marcher en ville c’est ensemencer « le terreau fertile » de la création. Femmes de lettres, reporter de guerre, poétesse, photographe, toutes se revendiquent du même état d’expérience, de la même liberté d’exister sans avoir à rendre compte à quiconque, si ce n’est à celles et ceux qui les liront, les écouteront, les regarderont.
Grâce à Lauren Elkin, à l’infinie sensibilité qui est la sienne, nous suivons la restauration plus que légitime dans nos mémoires de ces femmes. Avec elles, prêts à nous perdre « aux portes du labyrinthe », à capter ce « monde trop vaste », où règne, anonyme, « l’accumulation d’existences tues », nous reprenons contact avec l’essence de la marche urbaine. Et quand il s’agit d’aborder celle, politique, de la marche de protestation, on reste touché par l’aveu en filigrane d’une prégnance maternelle qui adjoignit à l’étudiante immigrante que fut Lauren Elkin dans les années 90, d’une fois encore « garder la tête baissée et ne pas faire d’histoire ». Elle la relève donc ! Pour découvrir, choquée et bouleversée, sur de rares plaques commémoratives, les dix mille morts de la Commune. Marcher devient là transgression. Cet angle-là émeut. Il met à jour ce que flâner peut-être : un renversement, un trouble.
Enfin, contrairement à l’idée que tente de nous soumettre cette itinérance mondiale, on comprend que « naître femme » ne se résume pas à « n’être que femme ». Il existe au-delà d’une flânerie supposée féminine une vision plus vaste et transcendante de la conscience d’être « humain-e ». Lauren Elkin en est imprégnée.
C’est comme ça qu’elle pense la ville !
Heureusement…
Laurent LD Bonnet
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