Fin du monde, Jakob van Hoddis
Fin du monde, trad. (Allemand) J.-F. Eynard, septembre 2013
Ecrivain(s): Jakob van Hoddis Edition: Arfuyen
Jakob van Hoddis
Le montage symbolique
Comme il faut souvent se garder de l’anecdote pour expliquer en quoi un texte est fort ou touchant, et que cependant on ne peut pas détacher la lecture d’un faisceau de faits, d’autres lectures en cours et tout simplement de la connaissance des arts, je vais essayer de trouver un juste milieu. Le dernier livre de la collection Neige chez Arfuyen est exemplaire à ce sujet car il est le témoignage vif et presque neuf d’un poète peu connu ici, d’expression allemande, et que l’on peut rapporter sans trop d’erreur, à mon sens, au mouvement de l’expressionnisme du début du siècle. Ce livre donc a pris sa compagnie auprès de moi au milieu de la découverte du premier film d’Eisenstein, et de la proximité de cet art majeur du cinéma russe de l’entre-deux guerres, dont je m’expliquerai tout à l’heure.
Auparavant, comment ne pas prononcer le nom de Georg Trakl ? Non parce que Fin du monde devrait se situer explicitement par rapport au poète du Sébastien en rêve, mais à mon avis grâce à l’affinité presque objective avec l’éclat coloré et adjectivé de Trakl, mais qui, chez van Hoddis, serait peut-être plus clair, plus ramassé, peut-être plus français en un sens. On pourrait dire que van Hoddis est un poète qui a traversé l’expressionnisme tout en gardant à l’esprit la lettre sobre d’un Durër ou d’un Fausttraduit par Nerval.
On ne peut par ailleurs pas plus écarter l’influence notoire des arts visuels, l’école du Blaue Riter par exemple, et de la référence nette aux peintres Ludwig Meidner ou Franz Marc, sinon encore la relation à Wassily Kandinski – et la lecture, qui sait, Du Spirituel dans l’art, si les dates l’autorisent – ou d’Otto dix, quand on pense bien vite à ce dernier, et son fameux tryptique la Grande Ville – même si historiquement les poèmes de Hoddis précèdent le tableau d’Otto Dix. Donc une vraie constellation visuelle dans les jaunes par exemple, ou dans la présence de personnages sortis d’Alfred Döblin, et sa bien tendre créature de Mietze (Mimi), petite grisette tragique.
Car on sillonne les cabarets, les maisons de tolérance peut-être, et on rencontre le diable, ou sinon ses acolytes, qui vont entre deux espèces d’anges ou de démons. Par exemple, en se fiant au sommaire, on trouve ces titres : L’ange de la mort ; Le serpent céleste ; ou encore : Le diable parle. Ou pour citer mieux les poèmes, des vers comme ceux-ci : « mais toi tu habites où est ton désir : dans le Néant, / et dans les nuées retentit la chevauchée de Satan ». Et des personnages plus proprement expressionnistes si on peut dire ou traités comme tels par le jeu des lumières d’un cabaret de variétés :La soubrette, La danseuse, L’athlète. C’est donc l’angoisse des années 10, la duplicité d’une sorte de mystique noire, le tournoiement des chevaliers de l’apocalypse – qui seront présents dès août 14 sur les champs de bataille.
Je cite :
Ballet.
Droits sur leur jambes, des nègres se trémoussent,
avec au torse des tricots jaunes.
Et parmi eux dansent nos insolentes frimousses
blondes et nues ; vêtues à l’aune
du dernier chic :
Chaussures dorées à talons seulement,
que prestement elles lancent
aux nez larges des athlètes haletants.
Comment ne pas voir le polyptique de Dix, et cette folie nouvelle pour le jazz et ses fièvres ? Et d’ailleurs, en poussant mieux l’effort de reconnaissance, on pourrait voir, qui sait, les pièces cubistes de Picasso ou de Braque, ou le jaune spirituel du livre sur l’art du directeur du Bauhaus. Et encore, lepapageno de die Zauberflöte, parfois qui apparaît avec sa puissance évocatrice. Ou Dürer et ses images de fin du monde.
Je cite encore :
L’ami.
Je lui plantai le poignard dans la panse –
au sol s’étalaient des flaques brillantes de sang.
Avant il y avait du bruit, et à présent entre nous deux ce silence.
Je m’étonnais comme un enfant. Car c’est de tant
de rage à chercher les paradis perdus
que tous les types meurent. Midi s’étendait
bienheureux dans les cours au dallage nu.
Le jour était magnifique, comme son ami mort l’avait voulu.
Cependant, pour clore cette étude et revenir tout ensemble sur le titre de cette recension, je voudrais parler du montage symbolique dont Eisenstein est le grand maître. Cette collision aléatoire entre le recueil de van Hoddis et le film La Grève du cinéaste russe, qui ne doivent être éloignés de guère plus d’une dizaine d’années, ne me paraît pas fortuite. J’y vois la relation oxymorique du montage symbolique, appliquée ici, au milieu du poème, entre la chair et l’esprit, Diable et Dieu, damnation et grâce. Et comme est soudaine la poésie d’une tasse de café sur un zinc, dont Hoddis remercie Dieu. N’est-ce pas la preuve que toute vie humaine est un péril ? Pour s’en assurer, lisez les avant-propos et la note biographique très étudiés de l’ouvrage, et vous verrez combien le destin est curieux et supérieur, sachant le sort terrible réservé à ce poète, mort dans les camps d’extermination au sujet de son aliénation mentale, lors de l’effroyable programme nazi d’assainissement des handicapés.
Didier Ayres
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